Arnaud Basdevant

Prix Delessert 2019

Médecine de l’obésité : regards vers le futur

Le projet

  • Auteur : Arnaud Basdevant
  • Centre de recherche : Université Sorbonne Paris
  • Thème : Obésité

Arnaud Basdevant a été récompensé en tant que Lauréat à la JABD 2019

Descriptif

Résumé

Le comité scientifique a décerné le prix Benjamin Delessert 2019 à Arnaud Basdevant pour son texte:
 
 » Médecine de l’obésité : regards vers le futur  »
 
Ecrit par : Arnaud Basdevant

La clinique de l’obésité, comme celle de toutes les maladies chroniques, part de l’analyse d’une situation individuelle qui a une histoire et une évolution. Elle associe des mesures immédiates pour soulager les gênes et d’autres, pour anticiper les conséquences à long terme.
 
La difficulté de cet exercice tient à l’enchevêtrement des causes, à la diversité des complications et à l’inadaptation du système de soins. S’ajoute l’archaïsme des outils du diagnostic qu’il est impératif de faire évoluer.
 
Faire évoluer les outils du diagnostic
 
L’émergence de l’obésité dans la médecine moderne remonte à la conception de l’indice de masse corporelle. Dans les années 1830, travaillant sur la Physique sociale et la statistique morale, le mathématicien et statisticien Adolphe Quetelet cherche une solution pour normaliser le poids en fonction de la taille. Son modèle aboutit au rapport taille/poids2.
 
A cette époque, l’approche positiviste définit la maladie comme une dérive « anormale» par rapport à la situation idéale de l’homme moyen. Ainsi, 5% de la population aux IMC les plus élevés sont classés « anormalement gros », autrement dit obèses. Un siècle plus tard, l’épidémiologie mettra en évidence une relation entre IMC et mortalité-morbidité. Les plus « gros » ont statistiquement tendance à présenter plus de maladies cardiaques et de diabète et à mourir plus tôt.
 
Cette probabilité statistiqueva malencontreusement être interprétée comme un marqueur de danger individuel et non comme un risque populationnel. Ainsi, tout individu présentant un IMC au-dessus de la « norme » statistique sera immédiatement considéré malade. Avec un IMC à 30,2 vous êtes obèse et vous serez malade, à 29,65 vous ne l’êtes plus. Or, la définition de l’obésité par le seul IMC ne suffit pas pour conclure qu’une personne est malade.
 
L’excès de poids est avant tout une variante phénotypique compatible avec le bien-être et la santé. C’est une maladie si et seulement si des inconvénients somatiques, psychologiques ou sociaux sont présents ou à craindre. Le retentissement sur la qualité de vie et la santé n’est pas systématique. Il dépend de l’importance des gênes physiques, de la représentation que chacun se fait de la corpulence, de l’image que renvoient les proches et la société et de la prédisposition à différentes maladies associées.
 
La référence abusive à l’IMC est toxique pour la santé. Elle enferme la pensée et l’action médicale. D’où l’IMC tient-il sa robuste popularité ? Parce qu’il est basé sur une formule et des outils (une toise et une balance) simples et crée des catégories faciles à définir. Or notre époque raffole des normes et apprécie peu la complexité. L’IMC est un outil bien fruste pour une situation multidimensionnelle et évolutive. Une médecine de précision doit aller au-delà de l’IMC.
 
Elle nécessite des phénotypes composites fondés sur une série de paramètres biologiques, comportementaux, environnementaux, histologiques, sur les déterminants psychologiques et sociaux, les risques, les représentations de la personne, la niche écologique, etc. De nouvelles classifications des obésités sont actuellement en cours de développement en France à la suite des travaux pionniers de Sharma.
 
Nous en décrirons les différentes dimensions. Elles ont en commun de prendre en compte la dynamique du processus, allant de la prise de poids à l’obésité maladie. Le futur de la médecine de l’obésité dépend avant tout de notre capacité à décrire la situation clinique par des phénotypes composites.
 
Anticiper
 
L’obésité est une maladie évolutive. Sa médecine porte sur une trajectoire. Elle tient compte d’une histoire personnelle, gère un état présent et cherche à anticiper. Dans l’immédiat, la priorité est de répondre à une demande plus ou moins explicite. L’objectif est de soulager les misères quotidiennes : fatigue, douleurs, somnolence, diabète, hypertension, ronchopathie, incontinence ainsi que les conséquences de la restriction, etc.
 
C’est une première étape incontournable car il est difficile de supporter des contraintes (diététiques ou autres) si les gênes physiques ne sont pas soignées ou si la situation psychologique est précaire. Chaque gêne physique, même la plus banale, doit être prise en considération. Les désordres comportementaux pourront faire l’objet d’approches symptomatiques à court terme soit par une adaptation diététique, soit par une TCC.
 
Quand ils témoignent de difficultés psychologiques, ils relèvent des spécialistes psychologues ou psychiatres. La prise en compte des difficultés sociales, pouvant être causes (précarité) ou conséquences (difficultés d’embauche etc.), est partie intégrante du projet thérapeutique.
 
Tout au long du traitement, le compromis entre qualité de vie et tolérance aux contraintes et aux astreintes sera une question récurrente. Cette négociation appartient à la personne. Le médecin, le diététicien et tous les soignants n’ont aucune légitimité pour l’imposer, leur rôle est d’aider la personne à placer le curseur pour un compromis optimal, qui évoluera au fil du temps.
 
Le suivi est émaillé de pièges, notamment celui de l’appauvrissement et l’enlisement progressifs de la relation thérapeutique dans un conformisme diététique étriqué et la quête insensée d’une « norme statistique ». L’obsession de certains soignants sur le poids ou les calories laisse de côté les vraies difficultés. Les émotions ne s’expriment plus, on finirait par oublier que l’IMC s’inscrit dans une histoire personnelle.
 
Ce processus, remarquablement étudié par Michelle Le Barzic et Marianne Pouillon dansLa meilleure façon de manger, embourbe subrepticement dans une compassion molle. Myriam Revault d’Allone parle de glissement de la sensibilité vers la sensiblerie et André Grimaldi du double jeu de l’empathie. Ce phénomène est commun au suivi de toutes les maladies chroniques, en diabétologie, en pneumologie, en cancérologie. Seule une vigilance permanente peut le contrecarrer.
 
Pour être thérapeutique, la relation doit garder sa vitalité, en faisant de chaque consultation un moment nouveau tout au long du projet.
 
Les Comment et les Pourquoi
 
Le décryptage des comment et des pourquoi de la trajectoire et son histoire permet, dans une certaine mesure, d’anticiper les obstacles potentiels d’ordre biologique, psychologique ou social. Les « comment » sont le déséquilibre énergétique, la modification des rendements, le devenir des substrats énergétiques, les capacités de stockage. Les premiers sont bien connus.
 
Simplement rappeler que le rendement et le devenir métabolique d’une calorie ingérée est variable et que la prise de poids n’est pas constituée que de tissu graisseux. Quand le poids augmente de 30 kg, grosso modo 20 kg sont acquis sous forme de graisse et 10 kg sous forme de masse maigre, c’est-à-dire de muscle, de volume extracellulaire et d’autres organes. Or plus la masse maigre est élevée, plus la dépense énergétique augmente, plus l’organisme a besoin d’énergie.
 
Il est donc banal qu’une personne obèse mange plus qu’une personne non-obèse. Elle mange plus par rapport à la moyenne, mais elle ne mange pas trop par rapport à ses nouveaux besoins. Sous régime, la masse grasse diminue et la masse maigre aussi. Le corps privé réagit par des signaux de faim et d’envie de manger pouvant expliquer le phénomène de yoyo. Les capacités de stockage sont un autre facteur sous-estimé de résistance aux traitements.
 
De 70 kg à 140 kg, le tissu graisseux passe de 20 Kg à 80 kg. Au microscope, on constate une augmentation du volume des adipocytes (hypertrophie) ou de leur nombre (hyperplasie) par recrutement de précurseurs. Sous régime, le volume des cellules diminue jusqu’à une certaine limite en dessous de laquelle se déclenchent des signaux correcteurs.
 
Le nombre ne change guère sous régime car il n’y a pas de retour au stade de précurseur.  Une fois recrutées, les cellules restent disponibles pour stocker de nouveau de la graisse. A ces modifications de cellularité s’ajoute une inflammation à bas bruit qui perturbe la communication physiologique entre le cerveau, les cellules graisseuses, les muscles, le foie, l’intestin.
 
A titre d’exemple, le circuit de la « récompense » aura besoin de plus de stimuli pour procurer un même plaisir alimentaire. Tous ces facteurs s’ajoutent à la neurobiologie et l’écologie intestinale pour entraver les mesures diététiques ou autres. La liste des « pourquoi » de ces perturbations est longue et diverse. Elle inclut la génétique, l’épigénétique, les habitudes, les événements de vie, les facteurs psychologiques, l’avancée en âge, les perturbateurs endocriniens, les maladies associées, entre autres.
 
Ces déterminants s’accumulent avec le temps et laissent des traces durables dans la structure et la fonction de différents organes. C’est un enchainement « bio-somato-psycho-environnemental ».  L’exemple type est l’obésité en rapport avec le stress : les désordres alimentaires psycho déterminés sont aggravés par la restriction cognitive, elle-même majorée par la pression publicitaire et médiatique et relayée par des désordres biologiques dans le tissu graisseux et le SNC, maintenant identifiés.

Ce type de séquence permet de comprendre la résistance aux mesures thérapeutiques. Nous donnerons des exemples d’épigénétique, de facteurs environnementaux et de prédicteurs de réponse.
 
La clinique de l’obésité consiste donc à analyser le stade évolutif du processus bio-psycho-environnemental et de faire la part de ces déterminants chez la personne qui consulte ici et maintenant, pour tenter d’anticiper à la fois l’avenir et les obstacles aux mesures thérapeutiques. Ceux-ci sont d’ordres divers mais généralement interdépendants avec une hiérarchie qu’il est souvent difficile de démêler.
 
On recense ce qui relève ou non de la médecine, ce qui est accessible ou pas, modifiable ou pas. C’est un exercice compliqué mais indispensable qui s’appuiera sur les nouvelles nosologies évoquées précédemment. Traiter l’obésité, c’est penser l’avenir. L’enjeu est de mettre en place un projet, un parcours de santé multiscalaire adapté à chaque personne.
 
Associer soins et promotion de la santé à tous les stades
 
La prévention de l’obésité est une priorité des programmes de santé publique. Elle reste marquée par le modèle pastorien des maladies infectieuses : identification de l’agent infectieux, développement et administration d’un vaccin. Appliqué à l’obésité, il supposerait d’identifier l’ennemi à combattre pour en « vacciner » la population. Dans les maladies liées aux modes de vie, il est impossible d’identifier une cible, par exemple l’éducation, la malbouffe ou les écrans.
 
En réalité, il faut agir sur un ensemble hétéroclite de facteurs d’exposition pour éviter non seulement la prise de poids ou son aggravation mais également prévenir les complications. Par exemple, promouvoir l’activité physique prévient la prise de poids et réhabilite le cœur ; réduire la pollution devrait éviter le développement précoce des cellules graisseuses et contribuer à améliorer les performances respiratoires une fois les complications pulmonaires présentes.
 
C’est dire que l’on ne peut séparer soins et promotion de la santé à tous les stades du processus. Comment concevoir des campagnes pertinentes ?  Probablement par une approche communautaire qui s’appuie sur un état des lieux de la santé d’une population dans un territoire.
 
On fixe alors démocratiquement des priorités d’actions mobilisant à la fois les professionnels de santé (médecins, infirmières, psychologues, diététiciens, kinésiologues) et les acteurs « hors soins » (services sociaux, associations, villes, urbanistes, géographes, sociologues, anthropologues, économistes, etc.).
 
L’alliance du soin et de la promotion de la santé a été au cœur du plan obésité 2010-2013, interrompu en 2012, et qui vient d’être heureusement relancé. Beaucoup restait à faire notamment pour la mise en œuvre des parcours, la place des associations, le travail en équipe, le partage d’informations et la situation préoccupante des DOM-TOM. Nous présenterons lors de notre présentation quelques éléments de ce prochain plan d’action.
 
La promotion de la santé est le complément des soins tout au long du traitement à tous les stades du processus pour en retarder le futur développement.
 
A venir
 
Voici quelques spéculations sur des évolutions qui pourraient changer la médecine de l’obésité. Représentations. Les prémices d’une acceptation se manifestent dans le sillage des mouvements de size acceptance. Suivre cette tendance sera bienvenu pour réduire la stigmatisation. On ne peut exclure qu’à l’horizon 2050, l’obésité devienne une banalité dans nos sociétés. La minceur sera une rare atypie, observée sous toutes les coutures par les médecins, les épidémiologistes, les sociologues.
Plutôt qu’une « catastrophe sanitaire », l’obésité pourrait être également considérée comme une opportunité d’un point de vue purement mercantile. Pour certains, c’est une adaptation Darwinienne à la société de consommation et de sédentarisation. En effet, une fois l’obésité constituée, pour maintenir un poids stable sans bouger plus, il y a une seule solution : manger plus pour satisfaire des besoins accrus (cf. supra).
 
Les pays émergents aspirent à combler le retard d’années de restriction, ce dont témoigne l’augmentation de consommation de produits animaux et de boissons sucrées. En Europe, l’évolution est toute aussi radicale mais en direction opposée, au nom de la protection de la planète. Progrès médical. Les messages sur l’activité physique commencent à avoir un impact.
 
De vrais changements des habitudes de vie se profilent pouvant réduire l’impact négatif de l’obésité. Améliorer ses capacités physiques protège du risque cardio-vasculaire. Il est plus risqué pour la santé d’être mince et sédentaire que d’être obèse et actif. Les personnes fat and fit n’ont pas de diabète ou d’hypertension et sont des metabolically healthy obèse.
 
D’autres évolutions sont possibles, liées aux progrès effervescents de la médicine. De la transplantation de la flore intestinale aux prothèses digestives, des électrodes cérébrales aux cellules souches transformées, de crèmes pour faire fondre les cellules graisseuses aux mini-prothèses articulaires, de la domotique aux vêtements amaigrissants… la liste est infinie et largement hypothétique.
 
Le bien-être physique de la personne réparée ou augmentée sera-t-il préservé par ces progrès ? Rien de moins sûr, car d’autres problèmes de santé émergent qui pourrait venir concurrencer l’obésité (i.e. mortalité liée aux overdoses). Les dimensions psychologiques et sociales échappent à ces avancées notamment l’impact des gradients sociaux, et de l’insécurité alimentaire.
 
Jusqu’à présent nous disposions d’un nombre réduit de données. Dans un avenir pas si lointain, chaque situation sera détaillée sur la base de millions de données cliniques, comportementales et biologiques, sensorielles, physiques, sociales, géographiques, économiques, environnementales.
 
A titre d’exemple, les neurosciences explicitent les processus d’achats ; le couplage d’analyses biologiques et physiques permettra de mieux cerner le fonctionnement du tissu graisseux ; la flore digestive sera analysée en routine ; les effets de l’alimentation seront l’objet de prédicteurs de réponses qui épargnent aux « patients » des contraintes inutiles.
 
La prescription diététique pourra être ciblée sur des arguments plutôt que sur des croyances. La prescription se fera sur mesure: pour les uns l’activité physique virtuelle, pour les autres le régime sans pesticides, une prescription raisonnée de produits biologiques issus de la recherche agronomique, des médicaments, etc. Toutes ces informations pourront être intégrées dans un « profilage » qui suscite à juste titre nombre d’interrogations éthiques.
 
Quelle en sera l’acceptation individuelle et collective ? Reste un « petit » détail. Ces analyses conduiront-elles chacune et chacun à modifier effectivement des habitudes de vie ? Quelle place restera-t-il pour les dimensions symboliques de l’alimentation ? Quelle sera l’attitude des assureurs face à un problème pour lequel ils tiendront les individus comme responsables ?
 
Conclusion
 
Les avancées considérables dans les concepts, les pratiques au cours des 40 dernières années, nous rendent impatients de découvrir ce qui changera dans le futur, en sachant que toutes choses sont muables et proches de l’incertain (P. Michon) et que l’on ne peut prévoir les choses qu’après qu’elles sont arrivées (E. Ionesco).
 
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