Adam Drewnowski

Prix Delessert 2012

Goût et coût des aliments

Le projet

  • Auteur : Adam Drewnowski
  • Centre de recherche : Université de Washington, Seattle, USA
  • Thème : Sociologie, pratiques alimentaires

Adam Drewnowski a été récompensé en tant que Lauréat à la JABD 2012

Descriptif

Résumé

Le comité scientifique a décerné le prix Benjamin Delessert 2012 à Adam Drewnowski pour son texte:
 
 » Goût et coût des aliments  »
 
Ecrit par : Adam Drewnowski

Quels sont les principaux facteurs de régulation de la prise alimentaire ?
 
On mange en partie pour ne pas avoir faim mais aussi parce que manger et boire sont des activités agréables. Pour de nombreuses personnes, la nourriture est un élément important du bien-être, un élément qui fait plaisir et qui est également associé à leur qualité de vie. L’alimentation implique les aspects culturels, émotionnels et sociaux de la vie quotidienne. Mais au-delà des facteurs biologiques et sociaux, la prise alimentaire serait influencée et d’une façon très importante, par divers aspects de l’environnement.
 
Même si l’on choisit des aliments en fonction de leur goût et de leur coût, des facteurs liés à la famille et au domicile, c’est-à-dire à l’environnement le plus proche, sont toujours très présents. Où s’approvisionner ?, où bien manger ?, à quelle distance de chez soi et à quel prix ?, ce sont les questions que se posent plusieurs fois par jour les consommateurs.
 
Nous venons de voir que le système digestif dialogue avec le cerveau au cours de la prise alimentaire. Préalablement à cette prise alimentaire, l’homme dialogue avec son environnement. Cet échange se déroule dans l’espace et le temps. Dans nos recherches, nous avons tenté de prendre en compte les facteurs biologiques, économiques et environnementaux pour mieux comprendre la régulation de la prise alimentaire, la qualité des régimes, et les événements de santé.
 
Souvenons-nous que l’approvisionnement répond à toutes les contraintes environnantes. L’objectif, lorsque l’on fait ses courses, c’est de se procurer de la nourriture savoureuse au meilleur coût et au bon moment, et selon le choix du demandeur.
 
La grande évolution dans ce domaine tient au fait que la recherche sur le comportement alimentaire est devenue transdisciplinaire. Mon équipe actuelle de chercheurs se compose de nutritionnistes évidemment mais aussi d’urbanistes, d’épidémiologistes et depuis peu de géographes.
 
Nous nous sommes inspirés de l’imagerie du cerveau pour affiner nos méthodes et nos algorithmes. Nos recherches sur le « shopping » (un peu comme le « fooding ») se sont focalisées sur les points de vente alimentaires et sur leur cartographie.
 
Sur nos cartes, on peut voir les itinéraires suivis par nos sujets dans la ville de Seattle à la recherche d’une alimentation savoureuse, équilibrée et pas chère. Ces trajets qui mènent du foyer au supermarché par des routes plus ou moins directes ressemblent forcément aux neurones et aux circuits du cerveau.
 
Les grandes artères qui mènent le grand public vers les supermarchés ont les mêmes fonctions que les artères cérébrales. Nos recherches sur l’accès à l’alimentation saine, influencée par le goût et le coût, ont désormais une imagerie et une cartographie. La carte est parfois plus intéressante que le territoire.
 
 
Quels sont les éléments de ces 20 dernières années qui ont influencé la prise alimentaire ?
 
La première fonction de la prise alimentaire, c’est de répondre aux besoins énergétiques de l’individu. Est-ce que nos aliments préférés sont bons ou mauvais ? D’abord, même en termes purement nutritionnels, la notion de bon ou mauvais aliments n’est pas parvenue à aboutir à un consensus. C’est l’ensemble de l’alimentation qui fait sa qualité, tant en ce qui concerne sa densité nutritionnelle que sa densité énergétique.
 
D’après nos études, une alimentation de densité énergétique élevée conduirait à des apports énergétiques plus élevés alors qu’une alimentation de forte densité nutritionnelle et de faible densité énergétique ferait maigrir.
 
Un autre aspect important de l’évolution de la prise alimentaire est la plus grande disponibilité, le bon goût et le bas coût de certains aliments. Nos études et celles de l’INSERM conduites en parallèle aux Etats Unis et en France comprennent des analyses des déterminants économiques du développement de l’obésité. Nous avons identifié, en premier lieu, un aspect «coût » ; le coût de la calorie est inversement proportionnel à la densité énergétique de l’aliment.
 
Par exemple, les fruits et légumes de forte densité nutritionnelle (et faible densité énergétique) sont aujourd’hui plus chers que la plupart des produits gras et sucrés. Liés à une insuffisante éducation sur leur utilité nutritionnelle, leur moindre attractivité pourrait être liée également à leur prix.
 
Les études sur les achats alimentaires en fonction du revenu montrent que la consommation de fruits et légumes serait plus faible parmi les groupes à faibles revenus. La principale différence dans le contenu du « panier d’achat » des ménages se retrouve dans les fruits et légumes. Le coût en ôte le goût, dirait-on.
 
Bien manger suppose des connaissances, de l’argent et du temps. Les foyers à bas revenus ne disposent souvent pas des ressources sociales et matérielles de base. L’une des raisons de la prévalence de l’obésité au sein de ces groupes pourrait bien être un accès limité aux aliments sains.
 
Et pourtant, les recommandations nutritionnelles ont tendance à promouvoir la densité nutritionnelle et la répartition par macronutriments tels que les graisses et les glucides. Ces recommandations prennent rarement en compte les préférences gustatives ou la facilité d’accès à une nourriture saine et équilibrée.
 
De ce fait, il est tout à fait irréaliste et voué à l’échec de fonder les actions de prévention de l’obésité sur les seules considérations énergétiques de composition des aliments. Il faut tenir compte d’autres dimensions. Les politiques nutritionnelles devraient s’intéresser aux profils de ceux qui ont une alimentation saine et peu chère.
 
Une alimentation de bonne qualité et à prix abordable devrait être le socle de recommandations nutritionnelles réalistes. C’est le goût et le coût qui font la loi dans nos assiettes.
 
Les déterminants de l’obésité sont multiples et leurs interactions complexes. Le comportement alimentaire est conditionné par l’environnement des individus, par l’omniprésence des aliments ou l’immédiateté de l’accès. Nos recherches tentent de mettre en valeur les liens entre catégories socio-professionnelles, qualité nutritionnelle des aliments et prise de poids.
 
 
La carte et le territoire
 
D’après les grandes enquêtes, l’obésité aux Etats-Unis semble se développer de manière équivalente dans les différentes couches sociales en fonction du revenu, du niveau d’éducation, ou de l’ethnie. Par contre, à Seattle nous avons déjà remarqué que l’obésité ne semble toucher que les personnes les plus défavorisées dans notre ville.
 
Très peu d’épidémiologistes se sont penchés sur les lieux de résidence des personnes obèses et les particularités de ces collectivités. Nous avons pu coder nos données par adresse. À l’aide des données du bureau d’évaluation des impôts, nous sommes parvenus à cartographier les prix des maisons dans Seattle au niveau de l’individu et non par le code postal comme avant.
 
Nos analyses montrent qu’une grande partie de la richesse à Seattle se concentre dans quelques quartiers autour du lac. En revanche, les quartiers à faibles revenus sont dans le centre et le sud de la ville. Comme il fallait s’y attendre, les taux d’obésité sont inversement proportionnels au prix moyen des maisons. Les rues qui séparent les « riches » des « pauvres » sont devenues des lignes de démarcation entre « obèses » et « minces ».
 
Les inégalités sociales de revenu et d’éducation amplifient les effets que l’environnement alimentaire pourrait avoir sur l’offre alimentaire et le statut nutritionnel des populations. La plupart des études sur l’approvisionnement ont défini l’environnement alimentaire à partir du quartier de résidence des personnes.

La distance du logement au supermarché le plus proche ou bien la proximité de fast food seraient des facteurs déterminants de la prise alimentaire. Ces études n’ont pas eu les moyens d’indiquer si les personnes utilisaient ou non les fast food qui se trouvaient dans leur quartier.
 
Dans le Seattle Obesity Study, (SOS) nous avons demandé aux participants d’indiquer le supermarché dans lequel ils faisaient la majorité de leurs courses. Notre enquête téléphonique était basée sur 2000 personnes. Les supermarchés fréquentés étaient identifiés de façon certaine par la marque et l’adresse exacte. Seules 14% des personnes faisaient la majorité de leurs courses alimentaires dans un magasin situé dans leur quartier de résidence.
 
Pour de nombreuses personnes, le supermarché utilisé se trouvait a 4 ou à 5 km de distance. A Seattle, les achats se font au supermarché une fois par semaine et en voiture. Les groupes plus défavorisées allaient plus loin de chez eux pour se procurer une alimentation convenable et à bon prix.
 
Nous nous sommes intéressés ensuite aux caractéristiques des supermarchés par rapport aux indices de masse corporelle. Après avoir tenu compte du statut socio-économique et de la distance au supermarché, nous avons constaté que des groupes qui faisaient leurs courses dans un certain supermarché avaient un indice de masse corporelle différent de groupes qui faisaient leurs courses dans des supermarchés différents.
 
Ensuite, nous avons trouvé que nos participants qui faisaient leurs courses dans des supermarchés haut de gamme (Whole Foods) avaient un indice de masse corporelle moins élevé que les personnes qui faisaient leurs courses dans des supermarchés moins chers comme Safeway ou Albertsons voire dans les hard discount. L’effet supermarché restait significatif après avoir pris en compte les caractéristiques socio- économiques des individus.
 
 
Facteurs socio-économiques et obésité
 
Le débat sur l’obésité devrait être posé et compris dans sa dimension économique. Les épidémies actuelles de deux maladies – l’obésité et le diabète de type 2 – ne sont que des phénomènes économiques. Le coût de l’alimentation, lié à la qualité globale du régime n’est pas sans conséquences tant sur le plan nutritionnel que sur le plan santé.
 
Le taux croissant de l’obésité serait lié de près à la baisse des ressources des ménages, aux diminutions de salaires, à la hausse du coût des aliments sains et d’une alimentation équilibrée. On devrait comprendre, une fois pour toutes, que la lutte contre la pauvreté et la bataille contre l’obésité vont de pair. Ce qui est troublant est que l’obésité n’est plus l’apanage du pauvre, la classe moyenne, si fragile, en ressent également les effets.
 
L’accès à une alimentation saine serait aussi influencé par des déterminants économiques. À l’aide d’outils mis au point par les enquêteurs en épidémiologie spatiale, nous sommes maintenant en mesure d’évaluer les ressources sociales, financières et collectives à l’échelle du secteur géographique. Les mesures par zones du statut socio-économique font maintenant partie des données précieuses dans le nouveau champ de l’épidémiologie spatiale.
 
Les organismes locaux de santé publique de Seattle sont très conscients de ces disparités. Pour nous, l’obésité n’est que l’une des nombreuses manifestations des disparités en matière de santé, liées à la pauvreté et à la richesse. Les décideurs politiques ciblent leurs interventions par zones géographiques, en se fondant sur des données régionales et des évaluations portant sur les statuts économiques. Savoir où se concentrent les populations obèses permettrait une meilleure répartition des ressources en santé publique par secteur géographique.
 
D’abord on considère à tort l’obésité comme un problème d’ordre biologique. On a tendance à se concentrer sur ses aspects métaboliques et comportementaux sans tenir compte des facteurs liés à l’économie. Ensuite, lorsqu’on pense aux choix alimentaires, on conserve l’idée – fausse – qu’il coûte moins cher de manger sain. En règle générale, les aliments plus riches en nutriments et plus sains coûtent plus cher. Par contre, les aliments à haute densité énergétique coûtent moins cher.
 
Persuadés qu’une mauvaise alimentation découle de choix de consommateurs mal informés ou victimes d’un marketing abusif, l’industrie de l’alimentation a été considérée comme la première coupable. L’obésité a été associée à la taille des portions, à la longueur des repas, au grignotage, aux repas pris au restaurant et à ceux préparés chez soi.
 
Aussi difficile soit-elle à accepter, la vérité est la suivante : l’épidémie d’obésité n’est pas un phénomène passif provoqué par la gloutonnerie ou par une gourmandise raffinée, elle est la conséquence directe de certaines politiques économiques actuelles. L’obésité est avant tout une question d’ordre économique. Les marchés totalement libres sans contraintes sociales d’aucune sorte figurent parmi les causes possibles de cette épidémie. Certains n’hésitent pas à voir dans l’obésité le revers de la mondialisation.
 
 
Le goût et le coût des aliments
 
Il existe une relation inverse entre la densité énergétique des aliments et leur densité nutritionnelle. En d’autres termes, les aliments les moins chers sont surtout des aliments énergétiquement denses et moins riches en nutriments ; en effet des études épidémiologiques suggèrent que les régimes riches en calories et peu coûteux ont également tendance à être pauvres en nutriments.
 
De plus ces aliments énergétiquement denses et de faible coût ont un moindre pouvoir satiétogène ; il est plus facile de manger en excès des pommes frites et des chips (haute densité énergétique dans un petit volume) que des épinards. Réduire le coût de son alimentation, c’est diminuer la qualité de son régime alimentaire.
 
Il faut dire que les sucres et les matières grasses ont leur place dans l’alimentation saine. Ces aliments sont d’un goût agréable, ils sont pratiques et bon marché. La texture et le goût attrayants, la taille des portions et le faible coût des aliments à forte densité calorique pourraient en partie expliquer l’évolution de la prise alimentaire pendant ces 20 dernières années.
 
Les consommateurs qui souffrent d’insécurité sur le plan alimentaire déclarent souvent que leur première motivation est d’obtenir un maximum de calories à moindre coût.
 
La question de l’obésité doit être abordée tant d’un point de vue économique que médical. En effet, l’importante élévation de la prévalence de l’obésité au cours des 20 dernières années n’est pas due à un bouleversement biologique du métabolisme humain. Il est évident que l‘obésité c’est une maladie qui trouve ses racines dans un modèle de développement économique et social.
 
Aussi, le seul appel au changement des comportements ne peut permettre de remédier à cette situation. On pourrait invoquer plusieurs raisons, tant culturelles que sociales, pour expliquer pourquoi en France, la prévalence de l’obésité n’atteint pas encore le niveau américain. Par exemple, le modèle alimentaire français a longtemps privilégié une approche de la consommation fondée sur la gastronomie, le plaisir gustatif et la convivialité, modèle assez éloigné, somme toute, du fonctionnalisme américain en la matière.
 
La France possède aussi un système de protection sociale bien supérieur à celui des Etats-Unis. Cependant, l’avantage français disparaîtra inexorablement si aucune politique économique et sociale active n’est mise en place rapidement. En matière de prévention de l’obésité, il faut s’attaquer aux causes économiques de l’épidémie.