Pierre Combris

Prix Delessert 2010

Comprendre et maîtriser l'évolution de l'alimentation : que faut-il attendre des économistes ?

Le projet

  • Auteur : Pierre Combris
  • Centre de recherche : /
  • Thème : Sociologie, pratiques alimentaires

Pierre Combris a été récompensé en tant que Lauréat à la JABD 2010

Descriptif

Résumé

Le comité scientifique a décerné le prix Benjamin Delessert 2010 à Pierre Combris pour son texte:
 
 » Comprendre et maîtriser l’évolution de l’alimentation : que faut-il attendre des économistes ?  »
 
Ecrit par : Pierre Combris

Introduction

L’intérêt des économistes pour l’alimentation est aussi ancien que la réflexion économique elle-même. Rien d’étonnant à cela, puisque se nourrir est le premier et le plus impérieux des besoins et qu’une part importante de l’activité des sociétés humaines consiste à produire et échanger des denrées alimentaires.
 
Depuis Malthus, un des pères fondateurs de la science économique, la question de l’adéquation entre les besoins et les ressources alimentaires disponibles est discutée par les économistes.
 
Deux siècles plus tard, en dépit de l’explosion du progrès technique et des connaissances économiques, le problème se pose toujours, mais l’échelle a changé. A la fin du XVIIIème siècle, Malthus publie ses réflexions dans une Angleterre peuplée de 10 millions d’habitants.
 
La France, pays le plus peuplé d’Europe, compte alors moins de 30 millions d’habitants. A cette époque, sur une population mondiale d’au maximum un milliard de personnes, il est probable que la grande majorité est très mal nourrie. Aujourd’hui la planète nourrit convenablement 4,5 milliards d’humains, c’est un progrès indiscutable.
 
Et pourtant, deux autres milliards sont mal nourris (la moitié par défaut et l’autre par excès). D’un côté persistent des crises de subsistance de type malthusien, et de l’autre se profile un nouveau défi, celui de l’adéquation de l’ensemble des ressources, non seulement agricoles mais aussi naturelles, à la généralisation de notre modèle alimentaire.
 
Comprendre les comportements face aux contraintes imposées par des ressources limitées, c’est précisément l’objet d’étude de l’économiste. Cette façon d’aborder les situations s’applique aussi bien au niveau de la société toute entière, c’est l’approche macroéconomique, qu’à celui de l’individu qui doit gérer son budget, c’est la microéconomie.
 
S’y ajoute, depuis peu, une approche plus fine de la prise en compte des états psychologiques et motivationnels des individus, l’économie comportementale, qui s’intéresse par exemple aux problèmes de self-control et d’impulsivité. Toutes ces approches débouchent directement sur des propositions de politique alimentaire.

Les hommes et leurs ressources : la macroéconomie de l’alimentation

Équilibre production-consommation

Le premier apport de l’analyse économique à la compréhension de l’alimentation est très simple : il consiste à constater qu’une société ne peut consommer que ce qu’elle est capable de produire.
 
Cette observation d’apparence banale a des implications qui le sont moins. Elle permet en particulier d’éclairer la nature et l’évolution de notre alimentation en longue période.
 
La capacité de production agricole est de ce point de vue l’élément clé, et pour simplifier à l’extrême, on peut laisser provisoirement de côté la disponibilité des terres, et utiliser la production par travailleur agricole comme l’indicateur le plus éclairant.
 
Dans l’Europe de l’Antiquité, par exemple, le développement d’une agriculture permanente combinant céréales, jachère et élevage représente un progrès agronomique indéniable par rapport aux premiers âges de l’agriculture temporaire sur abattis-brûlis.
 
Pourtant la productivité du travail reste très faible. Compte tenu de son outillage, un actif agricole ne peut guère cultiver plus de 3,5 hectares, ce qui, compte tenu des rendements, permet de produire de l’ordre d’une tonne de céréales par an, semences et pertes déduites [1].
 
Répartie tout au long de l’année, la consommation de cette tonne de céréales représente moins de 3kg par jour, soit moins que les 9000 kcal permettant de nourrir 4 personnes avec 2250 kcal par jour, ou de faire subsister 5 personnes avec 1800 kcal par jour.

L’aliment de base et le surplus agricole

Ce calcul grossier permet d’illustrer deux points essentiels. Tout d’abord, il montre comment la productivité agricole détermine directement le niveau et la nature de la consommation alimentaire.
 
Avec les connaissances de l’époque, la culture des céréales constitue une utilisation optimale des surfaces agricoles : aucune autre utilisation des terres cultivables n’aurait permis de produire autant de calories par actif.
 
C’est donc l’aliment fournissant les calories les moins chères qui constitue l’essentiel de la production et la base de l’alimentation. En second lieu, cette estimation met en évidence la notion de surplus agricole qui conditionne à la fois la croissance de la population et le développement d’activités économiques non agricoles.
 
Le calcul ci-dessus montre l’extrême faiblesse du surplus disponible : un actif peut produire la nourriture de trois personnes en plus de la sienne, ce qui permet grosso modo une reproduction à l’identique de la famille et limite très sérieusement le développement des activités non directement liées à la production de nourriture.

Productivité agricole et crises de subsistance : la loi de Malthus

L’augmentation de la productivité est le facteur décisif permettant l’amélioration de la situation. Le développement progressif de la culture attelée lourde à partir du XIème siècle va permettre de doubler la productivité du travail agricole.
 
Un actif agricole peut désormais produire environ 2 tonnes de céréales par an [2]. Une augmentation qui permet à la fois d’améliorer le régime alimentaire, de nourrir une population croissante et de développer des activités non agricoles.
 
De tels progrès doivent cependant être continus pour soutenir une croissance durable, soit qu’un actif parvienne grâce à la traction animale, puis à la mécanisation, à cultiver une surface plus importante, soit que le rendement par unité de surface progresse.
 
Au Moyen Âge, comme plus tard à la fin de l’Ancien Régime en France, ces deux éléments font défaut. Une fois que les acquis de la culture attelée lourde se sont diffusés, la productivité stagne.
 
Par ailleurs, les surfaces cultivables atteignent, elles aussi, leurs limites alors que la population augmente. La production moyenne par tête diminue et la consommation fluctue à la baisse vers le minimum vital à travers disettes et famines qui se chargent d’adapter le niveau de la population à celui des ressources disponibles.
 
La théorisation de cette fatalité, de ce déséquilibre pour utiliser le terme économique, revient à Malthus. Pour lui, la progression de la population est bornée par la quantité de nourriture disponible, elle-même limitée par le rendement des terres [3].
 
En l’absence d’une maîtrise des naissances, l’alimentation devient insuffisante et condamne le plus grand nombre à la misère et à la faim.

L’ancien régime alimentaire

A l’époque où elles sont publiées, à la fin du XVIIIème siècle, les analyses de Malthus ne sont guère contestables. En dépit d’un contexte favorable, les progrès des connaissances agronomiques, d’abord aux Pays-Bas, puis en Angleterre, et l’action des Physiocrates en France, les rendements restent faibles.
 
En France, tout au long du XVIIIème siècle, les progrès de l’agriculture sont bien réels, mais très inégaux. La productivité des semences augmente d’un tiers [4], mais la population s’accroît dans les mêmes proportions.
 
La généralisation des nouvelles cultures, en particulier le maïs et la pomme de terre, permet d’atténuer les effets des disettes, mais ces nouveaux aliments sont considérés comme vulgaires, ce qui limite leur diffusion.
 
Les progrès de l’agriculture permettent l’accroissement de la population, mais la tension alimentaire ne se réduit pas et l’équilibre reste fragile.
 
Nous restons dans ce que l’on pourrait appeler « un ancien régime alimentaire », pour faire écho à l’ancien régime biologique de Braudel, qui, lui aussi, remonte bien au-delà de l’Ancien Régime de l’histoire de France.
 
Ce régime alimentaire est essentiellement végétal, car « à surface égale, dès qu’une économie se décide d’après la seule arithmétique des calories, l’agriculture l’emporte de loin sur l’élevage ; bien ou mal, elle nourrit dix, vingt fois plus d’hommes que son rival » [5].
 
Ce régime alimentaire est aussi tendanciellement un régime de subsistance ponctué par des famines. Braudel cite un relevé de la fin du XVIIIème siècle, faisant état de 84 famines générales depuis le Xème siècle dont 16 pour le seul XVIIIème [6].
 
Pas beaucoup de place pour le choix des aliments dans ce modèle, ce sont les contraintes économiques de la survie qui s’expriment avec force : entre 500g et 1kg de céréales par personne et par jour, c’est la base du régime pendant l’essentiel de la longue période de l’agriculture de subsistance, le minimum vital au coût le plus faible possible. De fortes variations sont évidemment possibles, vers les produits animaux dans les phases ou les régions de faible peuplement (l’Europe carnivore évoquée par Braudel [7]), mais aussi du blé vers les céréales secondaires plus productives lorsque le prix du blé est trop élevé [8].
 
Finalement, à travers la notion d’équilibre de long terme, les économistes nous aident à comprendre pourquoi, dans un contexte de productivité agricole faiblement croissante, la population consomme essentiellement des céréales et pourquoi le niveau calorique moyen tend périodiquement vers le minimum vital.
 
Le rôle des économistes ne s’arrête évidemment pas là. Ils s’efforcent également de proposer des politiques pour améliorer la situation. Malthus a laissé son nom à des politiques de contrôle de la croissance de la population et de protection de l’économie nationale contre les importations à bas prix.
 
Ricardo, son contemporain et contradicteur, partage la théorie de Malthus sur la population, mais soutient le développement du libre-échange pour faire baisser le prix des subsistances.
 
Plus généralement, Ricardo voit très clairement que la hausse de la productivité et la baisse des prix qui en résulte sont les moteurs de la croissance économique. Comme Malthus, il est cependant pessimiste sur la possibilité d’augmenter fortement la productivité dans l’agriculture.
 
Pourtant, c’est bien là que va se situer le déterminant essentiel de l’évolution de l’alimentation.

Le progrès agricole et la fin de l’alimentation de subsistance

Les contraintes de la productivité agricole

Le poids relatif des céréales, c’est-à-dire en pratique du pain, dans la ration alimentaire des mangeurs du XVIIIème siècle est très élevé : plus d’une livre par jour à Paris à la veille de la Révolution (587g en 1788) d’après Husson [9], et entre 550 et 700g en moyenne en France à la même période d’après Toutain [10].
 
La logique économique de ce régime alimentaire s’explique, nous l’avons vu, par le coût très bas des calories apportées par les céréales. Vers 1780, d’après Braudel, à calories égales, le blé est onze fois moins cher que la viande de boucherie, trois fois moins cher que le poisson salé, si fois moins que les œufs, trois fois moins que le beurre et l’huile [11].
 
Pourtant, ce blé, qui fournit les calories les moins chères, pèse très lourd dans les budgets. D’après les calculs de Fourastié [12], tout au long du XVIIIème siècle, le prix d’une tonne de blé dépasse fréquemment l’équivalent de 2000 heures de salaire horaire d’un ouvrier non qualifié.
 
Si celui-ci doit nourrir une famille de 4 personnes, il lui faut environ 1,2 tonnes par an, ce qui correspond à 2400 heures de travail sur les 3000 qu’il peut accomplir chaque année [13], soit 80% de son budget, on mesure la force de la contrainte.
 
Ce prix très élevé résulte directement du niveau des coûts de production. D’après Bairoch [14], avant la révolution industrielle, il fallait entre 1200 et 1800 heures de travail pour produire une tonne de blé, sans compter le temps nécessaire au battage. L’ordre de grandeur est en accord avec le calcul précédent.
 
Une fois encore, on comprend bien que l’équilibre de ce système se situe à la limite de la subsistance. Si l’on exclut une diminution significative de la population, l’augmentation de la productivité agricole est la seule issue pour relâcher cette contrainte.
 
La révolution agricole qui accompagne, ou précède selon les cas, la révolution industrielle du XVIIIème et du XIXème siècle, est à l’origine d’une longue phase d’accroissement de la productivité qui n’a pas de précédent.
 
Le remplacement des jachères par des cultures fourragères permet un accroissement simultané de l’élevage et de la production céréalière. Au total la production est doublée par la mise en œuvre d’une innovation agronomique nécessitant des investissements minimes et assez peu de travail supplémentaire [17].
 
Ce mouvement initié en Flandres, s’est développé en Angleterre dès le début du XVIIIème siècle, et en France tout au long du XIXème siècle. Il se traduit par une amélioration continue du niveau de la consommation alimentaire.
 
En France, la ration calorique quotidienne moyenne qui, d’après Toutain [18], était proche du seuil de survie à la fin du XVIIIème siècle (1750 kcal par personne), dépasse 3000 kcal dans les dernières décennies du XIXème siècle. Pour la première fois, les ressources alimentaires s’accroissent durablement plus vite que la population, les famines disparaissent.
 
La population des pays développés échappe à la fatalité des crises malthusienne.
 
Par ailleurs, la production par actif agricole étant en forte augmentation, le surplus disponible est de plus en plus important, ce qui permet de nourrir une population plus nombreuse avec relativement moins d’agriculteurs et favorise le développement de l’artisanat, de l’industrie et du commerce.
 
C’est un succès, tardif mais bien réel, pour les économistes physiocrates qui à la suite de Quesnay [19] ont argumenté et œuvré en faveur du développement de l’agriculture, qu’ils considéraient comme la source initiale de la richesse d’une société.
 
On peut observer également qu’ils ont finalement eu raison contre Malthus qui défendait une politique de limitation de la croissance de la population parce qu’il pensait que la productivité de la terre ne pouvait pas augmenter significativement.

Développement des échanges, baisse des prix et crise agricole

La diminution du coût des transports et la colonisation par les européens de vastes territoires agricoles vont contribuer à l’ouverture d’une deuxième voie de croissance de la productivité et d’abaissement du coût de production des denrées alimentaires.
 
Avec plus d’espace, moins de charges foncières et un meilleur équipement, les agriculteurs des pays neufs vont pouvoir produire des surplus très importants et les exporter vers l’Europe dès le milieu de XIXème siècle.
 
Cette situation entraîne une forte baisse du prix du blé et des autres céréales et provoque en Europe une crise agricole profonde au cours des années 1890. Etonnant retournement de la situation : en moins d’un siècle, une situation à la limite de la survie a fait place à une relative abondance quantitative (mesurée en calories par tête), et les agriculteurs qui ne parvenaient pas à produire suffisamment pour nourrir la société se retrouvent en surnombre.
 
Pour les économistes, les mécanismes sous-jacents sont très clairs : des gains de productivité importants, et une utilisation par les pays neufs de leurs avantages comparatifs.
 
Adam Smith, dès la fin du XVIIIème siècle, et David Ricardo, au début du siècle suivant, ont montré l’intérêt de la spécialisation et du libre-échange pour augmenter la richesse générale. Si chaque pays se spécialise dans les productions pour lesquels il dispose d’un avantage relatif, la production totale sera plus élevée et les coûts seront moindres.
 
Fort logiquement, Ricardo a soutenu l’abolition des droits sur les importations de céréales (les Corn Laws). La victoire des libre-échangistes et l’abolition des Corn Laws en 1846, ont durablement marqué l’agriculture et le régime alimentaire du Royaume-Uni.

L’envol de la productivité agricole et la baisse continue du coût de l’alimentation

En Europe, les innovations agronomiques du début du XVIIIème siècle ont entraîné un accroissement de la production par hectare, sans accroître significativement la capacité des agriculteurs à cultiver des surfaces plus importantes.
 
La mécanisation des tâches agricoles, initiée aux Etats-Unis dès 1850, va progressivement se diffuser et accroître considérablement la surface cultivable par actif agricole, entraînant une fantastique croissance de la productivité du travail.
 
Par ailleurs, l’utilisation des engrais chimiques, la sélection variétale, la spécialisation des exploitations vont permettre d’amplifier les progrès de la productivité tout au long du XXème siècle.
 
Cette nouvelle révolution agricole a permis à la fois un décuplement de la productivité de la terre grâce à l’utilisation des engrais et à la sélection variétale, et un décuplement de la surface cultivée par actif, si bien que la productivité brute du travail agricole s’est trouvée centuplée [20].
 
D’après Bairoch [21], nous l’avons dit, la production d’une tonne de blé dans les sociétés occidentales nécessitait de 1200 à 1800 heures de travail avant la révolution industrielle, les données qu’il a rassemblées montrent qu’il fallait moins de 2h dans les années 1990 aux Etats-Unis pour produire la même quantité (voir le tableau 1).
 
Mazoyer et Roudart [22] évaluent de leur côté à 2000 tonnes la production céréalière brute par actif dans les secteurs avancés de l’agriculture des pays développés contre deux tonnes avant la révolution industrielle, et notons le au passage, une tonne dans la partie des secteurs traditionnels des pays en développement où prédomine encore la culture manuelle.

Les déterminants économiques du modèle alimentaire diversifié

La transition nutritionnelle en France

Ces évolutions permettent de prendre la mesure de la chute des coûts de production et des prix qui ont entraîné une transformation profonde de l’alimentation dans les pays développés et maintenant dans les pays en développement.
 
En France, cette évolution s’est faite en deux étapes. La première étape correspond à la révolution agricole contemporaine de la révolution industrielle. Nous avons vu plus haut qu’elle s’était traduite par un accroissement très important de la ration calorique par tête tout au long du XIXème siècle.
 
Pendant toute cette période, l’augmentation de la consommation totale résulte d’un accroissement proportionnel de la consommation de tous les aliments, les aliments les moins chers (céréales, féculents) constituant toujours l’essentiel de l’alimentation, si bien que vers les années 1880-90 lorsque la saturation calorique est atteinte, les céréales, principalement sous forme de pain, représentent encore l’essentiel de la ration [23].
 
Une nouvelle phase débute alors, c’est la transition nutritionnelle proprement dite, qui se caractérise par un changement radical de la structure du régime alimentaire. La consommation des aliments de base (céréales, féculents, légumes secs) s’oriente durablement à la baisse, et la consommation des autres produits (produits d’origine animale, fruits et légumes, corps gras, et sucre) accentue sa progression.
 
Alors que durant toute la phase de croissance quantitative, la structure nutritionnelle de la ration était restée à peu près stable, elle se modifie très profondément dès que la saturation calorique est atteinte : de 1880 à 1980, la part des calories glucidiques passe de 70 % à 45 % de l’apport énergétique total et la part des calories d’origine lipidique s’accroît considérablement, passant de 16% de l’apport énergétique à 42%.
 
Ce processus de transition s’achève vers 1985-90, période depuis laquelle on observe une stabilisation de l’évolution des parts relatives des macronutriments dans l’apport total d’énergie [24]. Cette stabilisation ne signifie pas que l’alimentation ne change plus.
 
Elle traduit le fait que le grand mouvement de substitution des produits de base vers les viandes, les produits laitiers, les corps gras et le sucre, est arrivé à son terme. Autrement dit, la saturation de la consommation qui avait stabilisé le niveau calorique global à la fin du XIXème siècle, touche maintenant tous les groupes d’aliments.

 
La transition nutritionnelle dans le monde

L’évolution qui vient d’être décrite n’est pas propre à la France. Qu’elle soit très précoce, comme en Angleterre, ou un peu plus tardive, comme dans les pays du sud de l’Europe, la transition alimentaire arrive à son terme au cours de la seconde moitié du XXème siècle dans la plupart des pays développés. Ce sont maintenant les économies en développement qui connaissent des transitions nutritionnelles de plus en plus rapides.
Les travaux réalisés sur la base des enquêtes de la FAO, ont permis de caractériser ces régularités nutritionnelles qui accompagnent le développement économique.
 
A partir des enquêtes réalisées à la fin des années 1930 dans 70 pays, Cépède et Lengellé [25] montrent que la satisfaction quantitative des besoins est recherchée en premier lieu à travers la consommation d’aliments « bon marché », comme les céréales et les tubercules, que viennent compléter les corps gras, puis le sucre, et enfin la viande et le lait au fur et à mesure de l’élévation du niveau de vie.
 
Ces aliments plus « coûteux » se substituent aux premiers dès que la satiété globale est atteinte, accélérant ainsi l’évolution de la structure de la ration alimentaire. Sur la base d’observations recueillies au début des années soixante dans 85 pays, Périssé, Sizaret et François [26] ont systématisé ces observations et ont établi des corrélations entre la structure de la ration calorique en termes de nutriments et le revenu par tête.
 
Ces corrélations montrent que la croissance du revenu s’accompagne d’une très forte augmentation de la part des lipides (seuls les lipides liés d’origine végétale régressent), d’une baisse de la part des glucides (l’accroissement de la consommation des produits sucrés ne compensant pas la baisse de la consommation des céréales) et enfin d’une stabilité de la part des calories protéiques (la consommation croissante de protéines d’origine animale compensant exactement la baisse de la consommation des protéines d’origine végétale).
 
L’analyse économique des données agronomiques et nutritionnelles permet de comprendre les mécanismes par lesquels nos sociétés sont passées de la pénurie à l’abondance. A travers la hausse de la productivité agricole et la baisse continue des prix alimentaires réels, la consommation peut augmenter puis se diversifier à travers le jeu des prix relatifs.
 
Dans le contexte d’abondance qui prévaut aujourd’hui, l’apport des économistes n’a pas perdu de son intérêt, d’une part, parce que la question de la limite des ressources et de la sous-alimentation reste posée, et d’autre part, parce que le champ de l’analyse économique s’est élargi à de nouvelles préoccupations liées à la différenciation des produits, à la qualité de l’alimentation et à l’impact des comportements alimentaires sur la santé.
 
Parmi les nombreuses questions qui se posent aujourd’hui à l’économiste de l’alimentation, nous retiendrons les deux qui paraissent les plus opposées, la persistance de la sous-alimentation et le développement de l’obésité, deux défis majeurs qui vont nous permettre d’illustrer les analyses et les propositions des économistes.

Sous-alimentation : le paradoxe de la productivité

Le problème de la sous-alimentation ramène l’économiste au cœur de sa discipline : la confrontation de l’homme et de ses ressources. La persistance de la sous-alimentation, et surtout l’augmentation de 800 millions à 1 milliard du nombre de personnes souffrant de la faim au quotidien, depuis la hausse des cours des denrées alimentaires sur le marché mondial de 2006-2008, ont réactualisé la perspective des crises malthusiennes, et la crainte d’une insuffisance structurelle des ressources alimentaires.
 
En fait, nous l’avons vu, la situation a beaucoup changé depuis l’époque de Malthus. L’agriculture est considérablement plus productive et les terres sont encore abondantes.
 
A la fin des années 1990, deux millions et demi d’agriculteurs américains produisaient davantage que les 220 millions de paysans du monde du début du XVIIIème siècle sur une surface cultivée 7 à 8 fois inférieure [27].
 
Par ailleurs, la FAO évalue à 2,8 milliards d’hectares les surfaces cultivables potentiellement utilisables au niveau mondial, soit à peu près le double de la superficie exploitée actuellement.
 
Enfin, si l’augmentation des rendements est maintenant moins rapide qu’au cours des quarante dernières années, les experts de la FAO estiment qu’elle restera en phase avec la progression prévisible de la population et des besoins [28].

Les limites du libre-échange

La difficulté provient de la répartition très inéquitable des terres disponibles et des ressources en eau. Pour les économistes partisans du libre-échange, ce n’est pas nécessairement un problème, puisque la productivité très élevée des grands pays producteurs de céréales est plus que suffisante pour nourrir à bas prix l’ensemble de la population du monde.
 
Le problème de fait découle de l’incapacité des populations sous-alimentées à produire quelque chose en échange de ces céréales, même si leur prix est le plus bas de toute l’histoire de l’agriculture.
 
Le paradoxe de cette situation est que la grande majorité (de l’ordre de 70%) des individus qui souffrent de la faim sont des ruraux, petits agriculteurs, paysans sans terre, pasteurs ou pêcheurs, bref des petits producteurs qui ont été ruinés ou dont la situation a été rendue extrêmement précaire par la concurrence des denrées alimentaires à bas prix issues des agricultures modernes hautement productives.
 
Il suffit de reprendre les ordres de grandeur des productivités relatives évoquées plus haut pour comprendre le mécanisme d’éviction dont sont victimes ces populations. Dans les exploitations les plus efficaces un actif agricole peut aujourd’hui produire 2000 tonnes de céréales par an, un petit producteur sans capital, qui n’utilise que des outils manuels, produit environ une tonne par an.
 
Même après la prise en compte du coût des intrants (semences, engrais, pesticides, énergie,…) et de l’amortissement des équipements, la différence de productivité nette reste colossale.
 
Sur le marché, le prix au kilo est le même, quelle que soit l’origine du produit, et ce prix est de plus en plus bas, du fait de l’augmentation permanente de la productivité dans les agricultures avancées.
 
Progressivement, le revenu des agriculteurs des pays pauvres diminue et ils ne sont plus en mesure de dégager un surplus suffisant pour investir et augmenter leur productivité.
 
Tous n’ont pas la possibilité de se reconvertir vers des cultures moins concurrencées ou vers des activités non agricoles, et dans ce cas, ils se retrouvent avec un revenu insuffisant même pour se nourrir.

Favoriser l’agriculture locale pour améliorer le statut nutritionnel

L’irrégularité des prix sur le marché mondial, liée, entre autres, aux politiques de stockage des producteurs, aux aléas climatiques et aux comportements spéculatifs, génère une insécurité des approvisionnements qui n’est pas supportable pour des biens de toute première nécessité.
 
La difficulté à faire diminuer le nombre de personnes sous-alimentées a relancé le vieux débat entre les partisans du libre-échange et ceux du développement agricole autocentré.
 
Les experts, agronomes et économistes, sont de plus en plus favorables à une politique favorisant les agricultures locales, à l’abri d’un minimum de protection douanière.
 
Des politiques de soutien aux agricultures traditionnelles, pratiquées en Mauritanie et dans différents pays d’Afrique subsaharienne (Bénin, Burkina Faso, Ghana, Mali et Nigeria), ont montré qu’il était possible d’améliorer significativement la situation nutritionnelle de la population, même en l’absence d’une croissance des revenus monétaires [29]. C’est donc une voie qui doit être privilégiée pour relever le défi de la sous-alimentation.

Obésité : comprendre les mécanismes économiques de la prise de poids

La contribution de l’analyse économique

La rapide augmentation de la prévalence de l’obésité dans les pays développés et dans les pays en transition économique est un autre problème de santé publique majeur qui génère des coûts sociaux élevés et croissants.
 
A ce titre, il est normal de faire appel aux économistes au moment où se pose la question du coût et de l’efficacité des mesures envisagées par la puissance publique pour enrayer la progression de cette véritable épidémie.
 
Mais il serait dommage de limiter la contribution des économistes à l’allocation optimale des moyens publics d’intervention, alors que leurs analyses des comportements alimentaires et des choix de santé peuvent contribuer à la conception même des mesures envisagées.
 
Reconnaître que le bien-être et la santé des individus sont déterminés conjointement par des facteurs économiques, sociaux et biologiques, constitue un pas important, conduisant à concevoir des mesures qui intègrent ces différentes dimensions, et en particulier les arbitrages des individus et leurs réactions adaptatives face aux mesures de prévention.

Le cadre conceptuel : la microéconomie de la prise de poids

L’analyse microéconomique s’intéresse à la façon dont les individus font des choix leur permettant de tirer le plus de satisfaction possible d’un ensemble de ressources limitées.
 
Pour cela, elle utilise le concept de « fonction d’utilité », qui postule l’existence d’une relation fonctionnelle entre toutes les combinaisons de biens, services et activités accessibles à un individu et la satisfaction qu’il en retire.
 
L’hypothèse est que, dans l’ensemble de toutes les combinaisons accessibles, un individu est capable de choisir celle qui va lui procurer la plus grande satisfaction. L’ensemble des choix possibles est contraint par le revenu de l’individu, par le temps dont il dispose et par les prix.
 
Pour pouvoir choisir, chaque individu doit être parfaitement informé des caractéristiques de tous les biens, de la satisfaction qu’il peut en retirer, et évidemment de leurs prix.
 
Ces hypothèses sont rarement vérifiées, mais le modèle constitue une abstraction utile et il peut être enrichi pour intégrer des variables d’état, comme par exemple le capital santé ou le poids. Il peut aussi intégrer l’incertitude et le risque, l’imperfection de l’information, la formation d’habitudes, et bien d’autres choses encore.
 
En dépit des simplifications qu’il opère, ce modèle est un outil commode pour analyser les arbitrages des individus. A l’équilibre, c’est-à-dire lorsqu’une personne a affecté ses ressources de façon à maximiser sa satisfaction, la règle de l’égalisation des utilités marginales s’applique.
 
Cela signifie que le dernier euro du budget affecté à chaque bien consommé doit procurer la même satisfaction, de même que la dernière fraction de temps passée à chaque activité.
 
Sinon, l’individu a intérêt à modifier l’allocation de son argent ou de son temps. Le point clé est que tout changement dans les prix modifie les utilités marginales et conduit donc les individus à modifier leurs allocations.
 
Ainsi la baisse des prix alimentaires et la hausse du coût de l’activité physique entraînent nécessairement des modifications de consommation dans la mesure où elles changent les utilités relatives des ressources affectées à ces postes.
 
Un intérêt de cette représentation est de montrer clairement que le poids corporel et la santé sont des arguments parmi d’autres de la fonction d’utilité. Pour la plupart des individus, la fonction d’utilité sera croissante jusqu’à un poids idéal, puis décroissante au-delà.
 
La perte d’utilité causée par un poids un peu plus élevé peut donc être compensée par l’augmentation d’un autre argument de la fonction d’utilité, et la diminution du capital santé peut être mise en balance avec d’autres sources d’augmentation de la satisfaction de l’individu.
 
Ces différents éléments permettent de comprendre que la prise de poids puisse résulter d’un ensemble de choix de consommation et d’allocation du temps parfaitement rationnels. Elle n’est pas recherchée pour elle-même, mais elle peut être acceptée comme la résultante des arbitrages effectués.

La prise de poids : choix rationnel ou perte de contrôle ?

Puisque la microéconomie analyse la prise de poids comme la résultante des décisions relatives au nombre de calories consommées et au nombre de calories dépensées, les facteurs explicatifs du développement du surpoids et de l’obésité doivent donc être recherchés du côté des prix relatifs : baisse du prix des calories ingérées et hausse du prix des calories dépensées.
 
L’approche microéconomique met l’accent sur le progrès technique comme cause commune des changements observés. Pendant une longue partie de leur histoire, nous l’avons vu, la faible productivité du travail agricole a contraint les humains à consacrer l’essentiel de leur temps et de leur énergie à produire leur nourriture.
 
Les progrès techniques accomplis dans la production des denrées alimentaires ont considérablement réduit les coûts supportés par un individu pour passer de la faim au rassasiement. Parallèlement, la mécanisation du travail, des transports, le chauffage, ont diminué la dépense d’énergie et changé son statut.
 
Elle est devenue une activité de loisir qui entre en concurrence avec d’autres utilisations du budget temps, alors qu’elle était jusque-là nécessairement associée au travail et aux activités quotidiennes [30].
 
La baisse du prix direct de la calorie n’est pas le seul facteur explicatif, il faut également prendre en compte le prix « complet » qui inclut le temps nécessaire pour que les aliments soient prêts à consommer.
 
Ce prix complet a lui aussi considérablement baissé, grâce à l’industrie alimentaire et à la restauration [31, 32]. Ces effets sont renforcés par le fait que la baisse des prix complets a été particulièrement marquée pour les aliments bruts et transformés les plus riches en calories.
 
En modifiant l’équilibre des coûts et des bénéfices, tous ces changements déplacent l’allocation optimale des ressources des consommateurs et expliquent que les individus mangent davantage et réduisent leur activité physique.
 
Mais peut-on soutenir pour autant que la nouvelle allocation est optimale, c’est-à-dire qu’elle maximise la satisfaction à long terme des consommateurs ? Même pour un économiste convaincu de l’efficacité allocative du marché, le fort développement d’une industrie de la perte de poids suggère que beaucoup d’individus ne sont pas satisfaits des conséquences de leurs choix alimentaires et de leur niveau d’activité physique.
 
Par ailleurs, de nombreuses expérimentations, conduites par des économistes et des psychologues, ont montré que les comportements individuels étaient souvent très éloignés des hypothèses microéconomiques, et en particulier que les comportements alimentaires pouvaient être fortement influencés par des éléments contingents de l’environnement.
 
Ces déviations par rapport au modèle microéconomique standard ne signifient pas que les comportements effectivement observés n’obéissent à aucune logique. Ils sont souvent aussi réguliers que prévisibles. L’économie comportementale s’efforce d’expliquer ces régularités en combinant les modèles de la psychologie, en particulier cognitive, avec les modèles de décision des économistes.
 
Elle met l’accent sur trois éléments essentiels : les biais perceptifs, les règles de décision, les caractéristiques psychologiques individuelles. Tout d’abord, les recherches montrent que la perception des informations par les individus s’accompagne de nombreuses distorsions (mauvaise évaluation des quantités et des probabilités, influence de la formulation du choix, ancrage sur des valeurs a priori, pré-affectation des revenus,…).
 
Ensuite, les individus ne disposent pas des ressources cognitives suffisantes pour évaluer toutes les options possibles, ils utilisent donc des règles simplifiées qui peuvent conduire à des écarts systématiques avec les choix optimaux (biais de statu quo, aversion aux pertes, sous-évaluation des coûts fixes,…).
 
Enfin, les caractéristiques individuelles (préférence temporelles, contrôle de soi,…) peuvent conduire à des incohérences, par exemple à l’inversion des préférences en fonction de l’horizon temporel du choix (plus l’horizon se rapproche et plus la gratification immédiate est privilégiée).
 
Les biais de perception des quantités, l’impulsivité et la préférence pour les gratifications immédiates sont évidemment des éléments clés pour comprendre les comportements alimentaires susceptibles d’expliquer le développement de l’obésité.
 
La prise en compte de ces éléments conduit à une modélisation des comportements beaucoup plus réaliste que la modélisation microéconomique standard. Il faut prendre garde cependant, à ne pas surestimer le pouvoir explicatif de ces nouveaux modèles. Les mécanismes étudiés par l’économie comportementale existaient avant le développement de l’épidémie d’obésité.
 
La modification de l’environnement de choix des individus renforce l’effet de ces mécanismes, mais c’est bien la théorie économique standard qui permet de comprendre comment cet environnement s’est modifié. En revanche, lorsqu’on en vient aux recommandations et aux aspects normatifs, les apports de l’économie comportementale prennent tout leur intérêt.

Des outils économiques pour maîtriser les choix alimentaires

Principe et justification des interventions proposées par les économistes


Avant d’examiner les outils proposés par les économistes, il importe de préciser que ces outils ne visent pas à modifier les préférences des individus. L’économie n’étudie pas l’origine des préférences individuelles, elle s’efforce simplement de les révéler en observant les comportements.
 
Par exemple si un individu est totalement indifférent aux variations de son poids corporel, celui-ci ne figure pas dans sa fonction d’utilité et n’a donc aucune influence sur la satisfaction qui résulte de ses décisions.
 
Le principe général des mesures d’inspiration économique est d’agir sur les choix en modifiant, non pas les préférences, mais les prix relatifs, c’est-à-dire le rapport entre les coûts et les bénéfices des actions ou des choix envisagés.
 
Mais avant même de chercher à modifier les comportements, les économistes posent une question préalable : est-il justifié d’intervenir ?
 
Cette question qui peut paraître étrange du point de vue de la santé publique, découle directement de ce qui précède. Si les individus prennent leurs décisions en toute connaissance de cause, et si ces décisions aboutissent à l’augmentation de leur poids corporel, l’économiste ne voit pas pourquoi il faudrait intervenir pour modifier les comportements.
 
L’intervention ne se justifie que si ces comportements impliquent des risques ou des coûts pour des tiers, ce que les économistes appellent des « externalités négatives ». Des coûts de santé plus élevés entrent dans cette catégorie, si les dépenses correspondantes sont en partie supportées par des tiers à travers les mécanismes d’assurance.
 
Deux autres arguments économiques justifient l’intervention publique : le manque d’information et les défauts de rationalité. Le déficit d’information peut concerner l’information nutritionnelle générique et l’information sur les caractéristiques des produits. Les défauts de rationalité (impulsivité, incohérence temporelle) évoqués plus haut plaident aussi en faveur de l’intervention.
 
Dans le cas des enfants et des adolescents, elle n’est pas discutée, l’accord étant général sur la nécessité d’une protection. Pour les adultes qui peuvent tout autant être confrontés à des problèmes de self-control, la question reste ouverte. Les comportementalistes plaident pour un paternalisme « asymétrique » [33] ou « libertarien » [34], qui oriente les choix de ceux qui éprouvent des difficultés, sans imposer de contrainte excessive à ceux qui n’ont pas besoin qu’on les aide.

Agir sur les comportements alimentaires à l’aide d’outils économiques

Les interventions publiques inspirées par la théorie économique standard visent à garantir les conditions du choix éclairé du consommateur : une information complète sur les produits (pas d’asymétrie entre acheteurs et vendeurs) et une information générique aussi à jour que possible sur les connaissances nutritionnelles.
 
Les campagnes d’information nutritionnelle et la règlementation de l’étiquetage des produits répondent à cette exigence. Par ailleurs, si les prix de marché des aliments conduisent à des arbitrages qui génèrent des externalités négatives, c’est à dire si des prix trop bas induisent une partie des consommateurs à adopter des comportements coûteux pour l’ensemble de la société, la taxation est l’outil habituel pour réduire les comportements en cause, ou pour compenser les préjudices créés.
 
Au-delà de ces principes, une taxation nutritionnelle des aliments riches en énergie pose des problèmes difficiles. En premier lieu, c’est une taxation régressive dans la mesure où elle touche davantage les familles les plus pauvres, qui dépensent proportionnellement plus pour ces aliments que les ménages aisés.
 
Elle touche également davantage les individus qui, du fait de leur travail, de leurs activités domestiques ou de loisir ont des dépenses énergétiques élevées. Par ailleurs, elle impose des coûts injustifiés à tous ceux qui n’ont pas de problème de surpoids, tout en risquant d’avoir un effet très limité sur les ménages ciblés s’ils ne trouvent pas de produits de substitution acceptables et bon marché.
 
Enfin, l’ensemble des effets nutritionnels potentiels est très difficile à évaluer compte tenu du nombre très élevé de substituts à la disposition des consommateurs, et il est probable que des taxes sur un nombre restreint de produits auraient des effets limités sur la prévalence de l’obésité.
 
Pour toutes ces raisons, des subventions ciblées visant à augmenter la consommation des aliments favorables à la santé des populations sensibles seraient très probablement une meilleure solution.
 
Un apport particulier de l’analyse économique à la question des interventions découle de l’accent mis sur l’adaptation permanente des comportements des producteurs et des consommateurs à la modification des contraintes et des incitations.
 
Les économistes insistent à juste titre sur l’éventualité d’effets non intentionnels des mesures de prévention. La taxation nutritionnelle, les restrictions publicitaires, ou l’étiquetage nutritionnel obligatoire peuvent, si l’on n’y prend pas garde, accroître la concurrence par les prix et entraîner des baisses de prix des aliments présentant les moins bonnes qualités nutritionnelles.
 
Dans ce cas l’impact à terme, en particulier sur les ménages modestes, sera finalement à l’inverse de l’effet recherché. Les économistes soulignent également que l’information a un coût d’utilisation, en temps et en énergie cognitive, si bien que des messages trop abondants ou trop complexes peuvent conduire les consommateurs à ignorer totalement l’information qui leur est destinée.
 
Les acquis de l’économie comportementale permettent, eux aussi, de proposer des mesures permettant de mieux maîtriser la consommation alimentaire.
 
L’idée est d’utiliser les mécanismes comportementaux, maintenant bien compris par les économistes, pour faciliter les choix et les comportements favorables à la santé, par exemple en modifiant la façon dont les alternatives sont présentées, ou en imaginant des dispositifs d’engagement pour faciliter le self-control [35].
 
Ces outils de facilitation économique reposent sur l’idée de prévention passive, les efforts ne sont pas demandés aux consommateurs, mais aux offreurs qui doivent créer des conditions favorables à la sélection des produits sains et à la modération des quantités consommés.
 
Il s’agit, en particulier, d’utiliser les outils du marketing et du merchandising pour atteindre des objectifs nutritionnels. Par exemple, une action sur la forme et la taille des emballages pour favoriser le choix de quantités plus faibles peut s’appuyer sur les acquis des recherches sur les biais perceptifs.
 
La disposition des produits et des rayons dans les points de vente et dans les cafétérias peut tenir compte de l’impulsivité des clients pour éviter la sélection automatique des produits trop tentants (friandises, sucreries, pâtisserie,…).
 
Dans les menus des restaurants ou des cantines, l’option la plus saine peut être sélectionnée par défaut pour tirer parti du biais de statu quo. Cette facilitation économique qui consiste à modifier l’architecture des choix de façon à utiliser les mécanismes comportementaux pour favoriser les options favorables à la santé, nécessite évidemment la pleine collaboration de tous les offreurs pour éviter des comportements stratégiques.
 
C’est à l’heure actuelle le point aveugle de ces dispositifs, mais c’est aussi un défi à relever pour les économistes, qui, là encore, peuvent contribuer à l’élaboration des mécanismes incitatifs appropriés.

Conclusion

Pendant longtemps, nous l’avons vu, les sociétés humaines ont été confrontées au problème de la rareté de leurs ressources alimentaires. A travers l’analyse de la productivité agricole et de l’équilibre entre la production et la consommation des denrées alimentaires, l’approche économique permet de retracer les grandes étapes de l’évolution de notre alimentation.
 
L’accélération des gains de productivité dans les agricultures avancées du XXème siècle a paradoxalement conduit à la coexistence dans le monde de situations de sous-alimentation et de sur-alimentation préoccupantes. Face à ces défis, les débats économiques sont vifs.
 
A la vieille querelle entre protectionnisme et libre-échange réactualisée par la persistance de la sous-alimentation, vient s’ajouter un nouveau débat sur l’opportunité de taxer les aliments trop riches en calories lorsque la consommation devient excessive.
 
Dans les deux cas, des populations nombreuses ont besoin d’aide pour produire le nécessaire, ou éviter le superflu. Le progrès des connaissances économiques peut contribuer à développer des outils pour leur apporter les moyens d’y parvenir.

Références

[1] Mazoyer M, Roudart L. Histoire des agricultures du monde. Paris: Seuil; 2002, 736 p.
 
[2] Mazoyer M, Roudart L, op. cit.
 
[3] Malthus TR. An essay on the principle of population. Cambridge: Cambridge University Press; 1992, première édition 1798.
 
[4] Toutain JC. cité par Asselain JC. Histoire économique de la France du XVIIIe siècle à nos jours. Tome 1. Paris: 1984. 221 p.
 
[5] Braudel F. Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle. 1. Les structures du quotidien. Paris: Armand Colin; 1979.
 
[6] Braudel F. op. cit.
 
[7] Braudel F. op. cit.
 
[8] Fourastié J. Machinisme et bien-être. Paris: Les Editions de Minuit; 1951, 255 p.
 
[9] Husson A. Les consommations de Paris. Paris: Guillaumin et Cie; 1856, 513p, (Gallica BNF).
 
[10] Toutain JC. La consommation alimentaire en France de 1789 à 1964. Economies et sociétés, Cahiers de l’ISEA 1971: Tome V, n°11, p. 1909-2049.
 
[11] Braudel F. op. cit.
 
[12] Fourastié J. L’évolution des prix à long terme. Paris: Presses Universitaires de France. 1969.
 
[13] Braudel F. op. cit.
 
[14] Bairoch P. Victoires et déboires. Histoire économique et sociale du XVIe siècle à nos jours. Paris: Gallimard; 1997. Tome 1.
 
[15] Fourastié J. L’évolution des prix à long terme. Paris: Presses Universitaires de France. 1969.
 
[16] Mazoyer M, Roudart L. op. cit., p. 404.
 
[17] Mazoyer M, Roudart L. op. cit.
 
[18] Toutain JC. op. cit.
 
[19] Quesnay F. Le tableau économique d’ensemble. 1758.
 
[20] Mazoyer M, Roudart L. op. cit.
 
[21] Bairoch P. op. cit.
 
[22] Mazoyer M, Roudart L. op. cit.
 
[23] Toutain JC. op. cit.
 
[24] Combris P. Le poids des contraintes économiques dans les choix alimentaires. Cah. Nutr. Diét.: 2006, 41(5), p. 279-284.
 
[25] Cépède M, Lengellé M. Economie alimentaire du globe. Essai d’interprétation, Paris: Librairie de Médicis; 1953.
 
[26] Périssé J, Sizaret F, François P. Effet du revenu sur la structure de la ration alimentaire. Rome: FAO. Bulletin de Nutrition 1969: vol 7, n°3, juillet-septembre, pp. 1-10.
 
[27] Bairoch P. op. cit.
 
[28] FAO. Agriculture mondiale: horizon 2015/2030. Rapport abrégé. Rome: FAO; 2002. p. 1-106.
 
[29] FAO. op. cit.
 
[30] Lakdawalla D, Philipson T, Bhattacharya J. Welfare-enhancing technological change and the growth of obesity. American Economic Review: 2005, 95(2), pp. 253-257.
 
[31] Cutler DM, Glaeser EL, Shapiro JM. Why have Americans become more obese? Journal of Economic Perspectives: 2003, 17, pp. 93-118.
 
[32] Chou SY, Grossman M, Saffer H. An economic analysis of adult obesity: results from the Behavioral Risk Factor Surveillance System. Journal of Health Economics: 2004, 23, pp. 565-587.
 
[33] Camerer C, Issacharoff S, Lowenstein G, O’Donoghue T. Regulation for conservatives: behavioral economics and the case for « asymmetric paternalism ». University of Pennsylvania Law Review: 2003, 151, pp. 211-1254.
 
[34] Thaler RH, Sunstein CR. Libertarian Paternalism. American Economic Review: 2003, 93(2), pp. 175-179.
 
[35] Just DR, Mancino L, Wansink B. Could behavioral economics help improve diet quality for nutrition assistance program participants? Economic Research Report Number 43. Washington DC: U.S. Department of Agriculture, Economic Research Service; 2007, p. 1-28.