Jean-Paul Laplace

Prix Delessert 2008

L’Homme victime de son cerveau ?

Le projet

  • Auteur : Jean-Paul Laplace
  • Centre de recherche : Institut Français pour la Nutrition, 71 avenue Victor Hugo, 75116 Paris
  • Thème : Obésité

Jean-Paul Laplace a été récompensé en tant que Lauréat à la JABD 2008

Descriptif

Résumé

Le comité scientifique a décerné le prix Benjamin Delessert 2009 à Jean-Paul Laplace pour son texte:
 
 » L’Homme victime de son cerveau ?  »
 
Ecrit par : Jean-Paul Laplace

Par ses comportements dans un environnement créé par lui, l’Homme est la cause directe d’une dérive de sa santé traduite par « l’épidémie » mondiale d’obésité et de diabète.
 
Constatant que l’obésité n’existe guère que chez l’Homme et chez quelques malheureux représentants d’espèces animales soumises aux errements des humains, deux questions se posent.
 
Cette dérive de la santé traduit-elle une inadéquation constitutive de l’espèce humaine face aux changements particulièrement rapides de son environnement alimentaire ? Ou bien cette menace résulte-t-elle d’une inaptitude liée à une particularité de l’Homme qui nous distinguerait de nos proches cousins les grands singes ?
 
Face à la question d’une inadéquation constitutive, le physiologiste qui fait le tour des connaissances relatives aux fonctions métaboliques d’une part, et aux fonctions digestives d’autre part, ne peut que confirmer la sophistication et la subtilité des mécanismes à l’oeuvre dans l’organisme pour gérer de manière optimale les apports alimentaires.
 
Tout cela échappe fort heureusement à toute intervention consciente du mangeur et offre une large plage d’adaptation. Il faut donc chercher ailleurs la cause d’une incapacité à réguler correctement notre ingestion d’aliments, notre dépense d’énergie et nos réserves adipeuses.
 
Une conception élargie de l’organisation de la régulation de la prise d’aliment et de lamasse corporelle est proposée, qui dépasse les théories classiques fondées sur l’évaluation de la disponibilité d’un substrat.
 
La régulation serait assurée à l’échelle de l’organisme entre quatre partenaires : le niveau de l’ingéré énergétique, l’utilisation métabolique de l’énergie, le niveau des réserves adipeuses, et la capacité digestive fonctionnelle.
 
Chacun des quatre acteurs serait alors tout à la fois une variable contrôlée par rapport aux trois autres, et un facteur concourant à leur contrôle au sein d’un système en équilibre dynamique, dans lequel leurs niveaux respectifs seraient sous le contrôle permanent d’un intégrateur central en charge de maintenir le centre de gravité du système dans des limites acceptables de fluctuation par rapport à une valeur de consigne propre à l’individu.
 
Quelques uns des éléments venant étayer les interactions de ces quatre acteurs sont rappelés. Une attention particulière est accordée aux voies d’information du dispositif d’intégration centrale qui apparaît comme la clé d’un équilibre physiologique.
 
Deux localisations importantes sont identifiées : le bulbe rachidien, lieu privilégié de résolution d’une régulation à court terme de l’ingestion ; l’hypothalamus dont les noyaux sont le lieu d’un ajustement à long terme prenant en compte des paramètres métaboliques.
 
La fonction d’intégration centrale repose sur l’interaction de ces deux centres bulbaire et hypothalamique. Cette interaction pourrait être hiérarchique, mais la réciprocité des influences laisse envisager une intégration distribuée, éventuellement appuyée par une plasticité neuronale et une neurogenèse adulte susceptible de constituer un outil supplémentaire de régulation énergétique.
 
L’existence d’une telle organisation, raffinée et évolutive, de la régulation de notre intégrité, susceptible de faire face à bien des désordres, conduit à rechercher ailleurs l’origine de la dérive de la santé.
 
Explorant avec les anthropologues ce qui pourrait nous séparer de l’animal et en particulier des grands singes, l’idée se fait jour que l’Homme pourrait être la victime de son cerveau. L’Homme se distingue en effet par ses capacités cognitives, mais en particulier par une exceptionnelle capacité inférentielle de communication.
 
Cette aptitude à inférer, échafauder et déduire à partir de quelques faits ou de savoirs incomplets, ne pourrait elle le conduire à sa perte ? Ces 300 ml de capacité crânienne supplémentaire et le développement d’un néocortex ne sont-ils là que pour servir une étrange faculté de construire un environnement inadapté ?
 
Mais quelles que soient les illusions qui les animent, les hommes ne sauraient échapper aux contraintes biologiques qui agissent à leur insu. Et nous n’avons d’autre choix que de ne pas outrepasser les limites de la plage d’adaptation de l’équilibre dynamique entre les grands acteurs de notre physiologie.

Introduction

L’idée que nous nous faisions de l’avenir des sociétés développées s’est récemment assombrie du fait de l’observation d’une soudaine accélération d’un changement climatique, et d’une aggravation des effets délétères de notre mode de vie.
 
L’Homme en est la cause, indirecte par ses activités pour ce qui est du climat, directe par ses comportements pour ce qui concerne notre santé.
 
Nous n’envisagerons ici que la dérive de la santé traduite par « l’épidémie »mondiale d’obésité, de diabète, …etc, en oubliant les interactions qui font que notre inactivité physique nous conduit à abuser de machines globalement nocives pour le climat.

Quel drôle d’animal sommes-nous donc ?

Humain certes, mais néanmoins animal, dont le physiologiste cherche à savoir s’il serait imparfaitement organisé ou incapable de s’adapter suffisamment à certaines situations. La dérive de la santé traduirait-elle une inadéquation constitutive de l’espèce humaine face aux changements particulièrement rapides de son environnement ?
 
Animal pensant doué de raison, autoproclamé centre du monde et sommet de l’évolution. Mais la question peut aussi se poser de savoir si la menace qui pèse sur la santé de l’espèce humaine ne serait pas la conséquence de ce qui nous distinguerait de nos proches cousins les grands singes.
 
Constatant que l’obésité n’existe guère que chez l’homme et chez quelques malheureux représentants d’espèces animales soumises aux errements des humains, et sans vouloir offenser qui que ce soit, on en vient à se poser la question iconoclaste suivante : sommes nous mal construits ou sommes nous d’incorrigibles andouilles pour n’être pas capables, avec toute notre science moderne, de mieux ajuster les niveaux respectifs de notre ingestion d’aliments, de notre dépense d’énergie et de nos réserves adipeuses ?

Une machine corporelle très finement contrôlée : métabolisme et tube digestif

Depuis que la science tente d’expliquer ce qui jusqu’alors fonctionnait si bien sans y penser, le physiologiste de la nutrition cherche à saisir ce qui permet d’assurer la régulation de la balance énergétique et de la masse corporelle.
 
Tous les tissus de l’organisme, utilisateurs et fournisseurs de nutriments divers interviennent, avec une place à part pour le tube digestif gestionnaire des aliments pour pouvoir les incorporer, et le cerveau dont on a compris de longue date [1] qu’il était indispensable pour un bon fonctionnement du système.
 
Les événements ne sont pas en phase : les apports sont assurés de manière discontinue lorsque l’aliment est disponible, tandis que les besoins de l’ensemble des tissus sont permanents.
 
Enfin le système doit prendre en compte la variabilité des besoins liés par exemple à l’activité physique ou à la thermorégulation, vitale pour un homéotherme en situation d’aléas climatique.
 
Il est également confronté à la variabilité qualitative et quantitative des apports, selon le produit et la qualité de sa quête alimentaire, et selon qu’il doit ou non faire appel à ses réserves dont le niveau doit lui même être géré de manière appropriée.
 
Les événements métaboliques sont sans doute les plus familiers à tous les nutritionnistes et lecteurs de traités de nutrition [2], avec leur somme de processus à l’échelon subcellulaire, notamment mitochondrial, cellulaire, ou tissulaire, et de cycles biochimiques complexes.
 
Toutes les étapes de ces séquences sont contrôlées assez étroitement, font l’objet d’interactions complexes, et donnent lieu à des flux mesurables entre compartiments (captation, oxydation, stockage, synthèse, …etc).
 
Nombre de ces processus sont adaptables à des situations de jeûne ou de privation grâce à l’intervention de contrôles hormonaux voire neuro-endocriniens parmi lesquels l’insuline joue un rôle central.
 
Ainsi, parmi les quelques 30.000 gènes qui composent notre patrimoine génétique, nombreux sont ceux qui codent pour les très nombreuses protéines enzymatiques qui interviennent tout au long des processus métaboliques et dans tous les mécanismes de régulation.
 
Les aliments, dont les produits de digestion sont le substrat des activités métaboliques, sont eux-mêmes susceptibles d’intervenir activement en induisant des variations de l’expression des gènes (induction ou répression), ils peuvent éventuellement les faire muter, activer ou inhiber l’activité d’une enzyme ou d’un récepteur.
 
Au total, pour notre organisme, le simple fait d’être vivant dans un état relativement stable, et de devoir gérer les vagues d’apports alimentaires, induit la mise en oeuvre de milliers d’événements métaboliques.
 
Fort heureusement tout cela échappe à la conscience du mangeur inquiet de savoir s’il va utiliser (oxyder) ce qu’il a mangé ou si il va le stocker sous forme d’amas graisseux plus ou moins gracieux, et reste hors de portée de tout contrôle individuel.
 
Supposé emmagasiner l’aliment lors de l’arrivée ponctuelle d’un repas, assurer la transformation des matériaux ingérés en substrats absorbables, et délivrer progressivement ces produits de la digestion vers le sang, le tube digestif est apparu comme un élément important de contrôle des entrées de l’organisme.
 
Cette notion, d’abord intuitive et simpliste, a révélé progressivement une complexité équivalente à celle des métabolismes. Dans ce domaine, la physiologie doit beaucoup à la méthode expérimentale et de manière privilégiée à la physiologie animale, en un temps où le souci de la performance zootechnique incitait à optimiser les potentialités génétiques des espèces dites de rente.
 
Quelques décennies de physiologie digestive nous ont ainsi permis [3] de prendre la mesure du fait que le tube digestif, souvent occulté par les nutritionnistes comme par les mangeurs peu soucieux de cette arrière cuisine un peu sale, mérite sans aucun doute plus de considération.
 
Le tube digestif est en fait le théâtre d’un changement de monde (du milieu extérieur au milieu intérieur), et d’un changement de paradigme (de l’aliment au nutriment) et d’organisation moléculaire. Il permet aussi un premier lissage chronologique des apports nutritionnels à l’organisme.
 
Ce tour de force que constitue le bon fonctionnement digestif est le fruit d’une coordination fonctionnelle très sophistiquée entre les différents tissus et compartiments constitutifs de l’organe.
 
Elle est servie par une panoplie de récepteurs renseignant sur l’état des contenus et sur l’état de la paroi, et procède largement du rôle du système nerveux (intrinsèque et extrinsèque) ainsi que de l’action paracrine ou systémique de divers peptides régulateurs.
 
Mais, comme pour les métabolismes, cette physiologie du tube digestif, constituée de processus complexes pour lesquels sont mis en jeu de nombreux gènes, fonctionne en principe à la perfection et pour l’essentiel hors de toute intervention consciente.
 
En somme, les fonctions métaboliques et digestives étant très sophistiquées et offrant une large plage d’adaptation, pourquoi est-il si difficile aujourd’hui d’ajuster les niveaux de notre ingestion d’aliments, de notre dépense d’énergie et de nos réserves adipeuses ?

Un équilibre dynamique entre quatre grands acteurs interactifs

Deux théories dominantes bien connues ont prévalu pour expliquer le contrôle de la prise d’aliment. La théorie glucostatique de Mayer [4], et la théorie lipostatique de Kennedy [5].
 
Comportant l’une et l’autre une part de vérité, ces conceptions, fondées sur la déplétion-réplétion d’un substrat, a priori énergétique (ingéré, disponible, ou déposé), omettent de considérer le tube digestif comme un véritable acteur du contrôle.
 
Pourtant, le rôle des informations d’origine digestive (notamment vagales) nous est apparu très tôt comme central pour le contrôle de la motricité digestive, de la réplétion gastrique, et de la coordination fonctionnelle entre digestion, sécrétions exocrines mais aussi endocrines, et métabolismes.
 
Ayant constaté chez le Porc l’importance anatomique considérable du contingent vagal sensitif (30.000 neurones de chaque côté), et développé une technique de désafférentation sélective [6], nous avons pu mettre en évidence la réalité de l’importance fonctionnelle de la sensibilité viscérale non consciente véhiculée par cette voie afférente vagale à l’égard de l’évacuation gastrique [7], ou du fonctionnement pancréatique [8].
 
Parallèlement, nous avons étudié diverses situations de variations des apports et des besoins de l’organisme, et choisi d’utiliser un modèle simple et reproductible de réduction de la capacité digestive fonctionnelle, soit par entérectomie limitée, soit par court circuit homologue.
 
La réflexion d’ensemble [9] sur les mécanismes susceptibles d’expliquer les réponses adaptatives [10], notamment hypertrophie compensatrice de l’intestin grêle résiduel, mais aussi réponses métaboliques différenciées,m’a conduit à émettre deux hypothèses fortes.
 
L’une, postulant l’intervention d’un facteur humoral circulant responsable de l’hypertrophie compensatrice, a été démontrée par la mise en oeuvre d’une circulation sanguine croisée chronique entre des animaux éveillés : l’entérectomie chez l’un induit l’hypertrophie chez le sujet intact apparié partageant le même échange sanguin [11].
 
L’autre, postulant une perception par l’organisme du déficit de capacité digestive fonctionnelle, a été confortée par la démonstration du fait que la sensibilité viscérale véhiculée par la voie afférente vagale est nécessaire au développement d’une réponse adaptative à une entérectomie [12].
 
Parallèlement, les travaux conduits par d’autres équipes sur le rôle des peptides régulateurs ont été stimulés par l’engouement consécutif à la mise en évidence du fait que la cholecystokinine (CCK) était capable d’affecter la prise d’aliment chez le rat [13].
 
D’abord connus pour leur rôle dans le fonctionnement des divers éléments du tube digestif, la liste des peptides régulateurs s’allongea non seulement du fait des progrès de la biochimie, de l’immuno et de l’histochimie, mais aussi par le fait qu’on les retrouva dans divers autres tissus, et notamment dans le système nerveux central et périphérique.
 
Les neurones sensitifs sont eux mêmes porteurs de récepteurs multiples à ces molécules et leurs prolongements sont communément le support de flux de tels peptides.
 
Dans le même temps, les neurosciences démontraient que le fonctionnement des réseaux neuronaux «câblés» pouvait être modulé, affecté, orienté, par le bain moléculaire d’innombrables peptides circulants.
 
Sur ces bases j’ai proposé l’idée selon laquelle, au delà de la simple disponibilité d’un substrat, la régulation serait assurée à l’échelle de l’organisme entre quatre partenaires : le niveau de l’ingéré énergétique, l’utilisation métabolique de l’énergie, le niveau des réserves adipeuses, et la capacité digestive fonctionnelle [14].
 
Chacun des quatre acteurs serait alors tout à la fois une variable contrôlée par rapport aux trois autres, et un facteur concourant à leur contrôle au sein d’un système en équilibre dynamique, dans lequel leurs niveaux respectifs seraient sous le contrôle permanent d’un intégrateur central en charge de maintenir le centre de gravité du système dans des limites acceptables de fluctuation par rapport à une valeur de consigne propre à l’individu.
 
Cette conception implique que tout désordre affectant l’un des acteurs doit induire une modification de l’un ou des autres acteurs pour restaurer un équilibre compatible avec la valeur de consigne. La transgression durable de cette faculté d’adaptation conduirait à la définition d’une nouvelle valeur de consigne.
 
Soulignons de manière incidente que ceci ne signifie pas, évidemment, que l’individu retrouvera son apparence initiale : ainsi une restriction cognitive soutenue, imposant à l’organisme des apports réduits, une capacité digestive fonctionnelle au ralenti, et une constante demande insatisfaite, induira une réaction de constitution de réserves adipeuses conséquentes à la première occasion.
 
Il serait donc inéluctable que toute restriction abusive se solde par une prise de poids liée à la constitution de réserves pour satisfaire à une nouvelle valeur de consigne durable.
 
Pour être validée, une telle conception suppose que soient identifiées les voies d’information et d’action de l’intégrateur par rapport à chacun des quatre acteurs, non exclusives de modes directs d’information et d’action réciproques entre les quatre partenaires concernés.
 
La démonstration de l’importance de la voie vagale afférente dans l’appréciation de la capacité digestive fonctionnelle désigne le cerveau comme intégrateur central. Les voies descendantes (efférentes) sont à l’évidence nerveuses et éventuellement à médiation humorale par libération induite de médiateurs ou de peptides.
 
Mais l’interaction directe est forte entre systèmes puisque l’insuline, par exemple, module l’activité des afférences vagales [15] tandis que le vague peut moduler la sécrétion d’insuline dans certaines conditions [16].
 
Enfin un champ encore plus large s’ouvre puisque la nature de l’alimentation peut affecter la sensibilité de mécano-récepteurs vagaux afférents[17].
 
Les éléments d’information sur la disponibilité et/ou l’utilisation de l’énergie sont multiples. L’insuline joue ici un rôle central, en « partenariat » avec les messages transmis par de nombreux récepteurs gluco-sensibles à divers niveaux (digestif, porte hépatique, hypothalamique), au service de contrôles à court ou long terme [18].
 
Il est particulièrement intéressant de noter l’intervention du tube digestif dans ce concert, par l’intermédiaire de la néoglucogenèse intestinale [19]. Cette production intestinale de glucose est détectée par les gluco-récepteurs de la veine porte [20] dont les messages, transmis au cerveau par la voie vagale afférente, induisent l’expression du gène c-fos dans diverses structures centrales [21].
 
Le niveau des réserves corporelles doit être lui aussi signalé à l’intégrateur central ; ce qui n’était qu’un postulat de notre part en 1977 est devenu réalité avec la découverte de la leptine en 1994 [22].
 
Ce messager humoral, produit par le tissu adipeux blanc proportionnellement au niveau des réserves, intervient au niveau hypothalamique pour réduire la prise d’aliment et augmenter la dépense énergétique, tout en exerçant des effets métaboliques périphériques [23], ce qui témoigne d’interactions entre effecteurs indépendamment de l’arbitrage par l’intégrateur central.
 
De plus, les acides gras libres circulants, éventuellement issus de la lipolyse, ont accès à certaines structures centrales dotées de neurones sensibles spécifiques, et constituent d’authentiques messagers informant les neurones du statut énergétique de l’organisme [24].
 
Reste le quatrième partenaire, c’est à dire le niveau d’ingestion énergétique qui est l’objet d’attention depuis de longues années pour identifier les facteurs de déclenchement et d’arrêt du repas, et l’ajustement à long terme du niveau de l’ingéré énergétique.
 
Nous allons y revenir. Notons simplement que, à la différence des autres effecteurs, la quête et la préhension des aliments impliquent des actes moteurs volontaires commandés et ajustés par l’intervention de multiples structures centrales.
 
La mise en oeuvre de ce comportement se joue donc en totalité au niveau central, entre l’intégrateur central des fonctions végétatives non conscientes et les structures qui interviennent dans la prise de conscience de la faim et dans les actions qui s’en suivent.

Intégration centrale : la clé d’un équilibre physiologique

Examinons ce qui se passe au niveau de cet indispensable intégrateur central pour suivre les évolutions de notre niveau d’ingestion et de notre masse corporelle, principales préoccupations du mangeur du 21e siècle. Mais d’abord, comment émerge la sensation de faim et se décide l’arrêt du repas ?
 
La faim se manifeste bien avant que nous ayons épuisé l’intégralité de nos réserves. De fait, la taille et la nature d’un repas déterminent l’intervalle postprandial, c’est à dire le temps qui s’écoule avant le repas suivant.
 
Cette relation, vérifiée chez l’animal et chez l’Homme en l’absence de tout repère externe, tend à indiquer l’existence d’un signal métabolique lié à la conjonction d’une faible captation du glucose par les tissus et d’une faible oxydation cellulaire de ce nutriment essentiel [25].
 
Ces événements seraient concomitants d’une diminution préprandiale transitoire de la glycémiemise en évidence chez le Rat [26] puis retrouvée chez l’Homme [27]. L’existence de récepteurs permettant la détection du signal métabolique lié à l’utilisation ou à la disponibilité du glucose apporte un élément décisif.
 
Les gluco-récepteurs hépatiques mis en évidence par Russek [28] participent des afférences vagales et sont susceptibles de communiquer une information sur la disponibilité du glucose au niveau du foie.
 
De manière plus directement convaincante, a été établie l’existence de neurones gluco-récepteurs abondants dans le noyau ventromédian (VMH) de l’hypothalamus, et de neurones gluco-sensibles dans l’aire latérale hypothalamique (LH) dont les décharges augmentent ou diminuent respectivement lorsque la disponibilité du glucose augmente [29-30].
 
Enfin l’activité de ces neurones spécialisés est susceptible d’être modulée par l’insuline et par les acides gras libres [31]. Quoi qu’il en soit, c’est en réponse à un signal métabolique complexe que le signal de faim est formé et adressé par les structures hypothalamiques aux aires cérébrales en charge de la mise en oeuvre de la recherche de nourriture puis de l’ingestion.
 
Ensuite, le déterminisme de la taille du repas procède d’une évaluation qualitative et quantitative précise des ingesta conduisant à l’arrêt du repas par rassasiement, avant que la digestion n’ait apporté une complète réplétion-métabolique.
 
Cette «mesure en ligne » constitue ce qu’il est convenu d’appeler le contrôle à court terme de la prise d’aliment par lequel l’information continue du cerveau permet d’ajuster assez finement l’ingestion en mettant fin au repas.
 
En plus de ce contrôle à court terme intervient un contrôle dit à long terme, exprimant la mise en oeuvre de l’équilibre dynamique par l’intégrateur central, et contribuant ainsi à la régulation du poids corporel.
 
Nous allons donc retracer brièvement les éléments des contrôles à court et à long terme, puis envisager leur intégration fonctionnelle au sein des structures cérébrales. Divers étages de capteurs (oro-pharyngé et gastro-duodénal pour l’essentiel) participent au contrôle à court terme.
 
Les stimulations visuelles, olfactives et gustatives, essentielles, permettent une sélection des aliments et concourent à l’appétence en fonction de la mémoire et des apprentissages.
 
En plus de cette appréciation, de multiples messages proviennent de récepteurs mécaniques, thermiques et chimiques, présents dans la cavité buccale et à la surface de la langue, et de mécano-récepteurs présents au long du pharynx et de l’œsophage, activés dès la déglutition.
 
Ces diverses afférences empruntent la voie de plusieurs nerfs crâniens (trijumeau-V, facial-VII, glossopharyngien-IX, pneumogastrique ou vague-X) pour atteindre le noyau du tractus solitaire (NTS) dans le bulbe rachidien.
 
Cette même structure reçoit également les afférences d’origine gastroduodénale par la voie sensitive vagale, à partir d’une grande diversité de mécanorécepteurs et de chémorécepteurs sensibles au glucose, aux acides aminés, aux acides gras, voire polymodaux (sensibles à plusieurs nutriments) [32].
 
Par ailleurs, l’arrivée des aliments à ce niveau suscite la libération de divers peptides régulateurs et substances neuro-actives dont certaines peuvent agir de manière paracrine sur les fibres afférentes vagales (par exemple la CCK [33]) ou de manière endocrine sur des cibles distantes.
 
Quoique nombre de ces molécules soient susceptibles d’effets sur la prise d’aliment dans des conditions expérimentales, leur intervention effective dans le cadre d’un contrôle physiologique de la prise d’aliment n’est pas établi.
 
On notera encore que la muqueuse gastrique produit de la leptine [34] susceptible en toute hypothèse d’agir de manière paracrine sur les fibres afférentes vagales [35], que l’estomac est le principal site de production de la ghréline, peptide orexigène qui supprime la décharge des fibres vagales [36], et que l’intestin produit quelques substances anorexigènes (oxyntomoduline, GLP 1 et PYY-36).
 
Au total le contrôle à court terme de la prise d’aliment est pour l’essentiel le fait des multiples afférences nerveuses qui convergent vers le tronc cérébral au niveau du NTS, lui même étroitement interconnecté au noyau dorsal-moteur du vague (DMNX) et à l’area postrema (AP) susceptible de détecter des signaux d’origine sanguine ou cérébroventriculaire.
 
Cette région bulbaire contient tous les circuits nécessaires pour les réflexes moteurs oropharyngés et gastro-intestinaux, ainsi que les circuits générateurs des séquences de mastication déglutition.
 
A ce titre elle joue donc un rôle essentiel dans le contrôle de l’ingestion d’aliment. Le contrôle dit à long terme repose sur l’intervention de deux acteurs principaux : la leptine et l’insuli.

Malgré les controverses sur l’origine périphérique ou centrale de l’insuline active au niveau central [37], il reste que l’augmentation de sa teneur au niveau des structures centrales, concomitante de l’élévation post prandiale de l’insulinémie, concourt à inhiber la prise d’aliment.
 
La découverte de la leptine [22] puis la démonstration de ses effets anorexigènes et amaigrissants chez les animaux déficients, a constitué un progrès important de connaissance.
 
Mais il n’est pas surprenant qu’elle n’ait qu’une capacité limitée à réduire l’ingestion de sujets génétiquement normaux, puisqu’elle ne constitue qu’un élément participant à l’équilibre dynamique d’un système complexe.
 
L’action centrale de la leptine et de l’insuline s’exerce dans l’hypothalamus au niveau du noyau arqué (ARC) où se trouvent deux populations de cellules : des neurones (identifiés par les médiateurs qu’ils expriment POMC et CART) maintiennent un tonus anorexigène, tandis que des neurones exprimant d’autres substances (NPY et AgRP) entretiennent un tonus orexigène [38-39].
 
Ces deux populations neuronales sont antagonistes par l’intermédiaire de synapses axosomatiques directes et par leur action au niveau des cellules cibles. En effet elles projettent l’une et l’autre, de manière recouvrante, sur un ensemble de noyaux hypothalamiques bien connus (VMH, DMH, LHA, et PVH).
 
Notre cerveau reçoit donc par de multiples voies nerveuses et humorales des informations sur ce qu’il ingère et digère, sur ce qu’il utilise, et sur ce dont il dispose en réserves. Ces innombrables informations sont pour partie déjà modulées et synthétisées à différents étages périphériques.
 
Elles aboutissent principalement dans deux zones cérébrales, le tronc cérébral et l’hypothalamus. N’entrons pas dans le détail des mécanismes cellulaires et moléculaires mis en jeu dans ces événements de communication inter-neuronale, mais intéressons nous à la question, bien discutée par Lebrun et al. [40], qui est celle de la synthèse opérationnelle qui s’exerce entre l’intégrateur hypothalamique et l’intégrateur situé au niveau du tronc cérébral, c’est à dire entre les contrôles à court et à long terme.
 
Il paraît vraisemblable qu’existe une relation hiérarchique entre ces deux niveaux de régulation. Ceci revient à considérer que l’hypothalamus influencerait le tronc cérébral pour que la taille des repas soit ajustée de manière à tenir compte du niveau des réserves.
 
Divers éléments expérimentaux vont dans ce sens, puisque leptine et insuline augmentent l’effet rassasiant de la CCK et que la leptine amplifie l’effet de la CCK sur les neurones du NTS [38-39].
 
En somme dans cette conception hiérarchique, l’intégration hypothalamique des signaux d’adiposité modulerait l’intégration bulbaire des signaux de rassasiement. Pourtant on constate qu’il existe des récepteurs à la leptine en d’autres sites que ARC et notamment dans le NTS, et que la leptine appliquée dans le 4e ventricule ou dans le complexe vagal dorsal inhibe la déglutition et réduit la prise d’aliment [41-42].
 
Divers autres éléments expérimentaux sont encore disponibles, qui attestent d’influences réciproques et croisées entre ARC et NTS, donnant ainsi corps à une conception d’une intégration distribuée entre les différentes structures hypothalamique et bulbaire.

En somme notre organisme, remarquablement informé, dispose d’une extraordinaire machinerie entièrement dédiée au contrôle de sa prise d’aliment par des systèmes redondants et d’une grande finesse.
 
Sans doute n’avons nous pas encore fait le tour des moyens dont il dispose pour assurer son homéostasie énergétique. Le contrôle de la prise d’aliment est probablement complété par l’existence d’un contrôle de la dépense d’énergie, probablement mélanocortinergique, dont la localisation centrale reste à préciser.
 
Enfin Lebrun et al. [40] développent des éléments récents qui suggèrent qu’une certaine plasticité neuronale, appuyée sur une neurogenèse adulte, pourrait constituer un outil supplémentaire de régulation de l’homéostasie énergétique.

Le cerveau pensant et ce « petit plus » qui nous pousse à la faute

Pour le physiologiste, cette organisation raffinée de la régulation de notre intégrité répond à une partie de notre question initiale en affirmant que nous sommes admirablement construits. Sommes nous donc d’incorrigibles andouilles ?
 
Laissons répondre Picq lorsqu’il dit que « si l’homme n’est pas une erreur de la nature (ou du créateur), c’est l’erreur qui est dans la nature humaine » [43].
 
Reprenons alors notre quête sous un autre angle, en nous interrogeant sur la domination qu’exercent chez l’Homme son activité corticale, siège de toutes nos fonctions dites supérieures, et tout ce qui fait que de nombreux facteurs sociaux culturels, affectifs psychologiques, économiques, imposent leur loi à nos comportements.
 
Y aurait-il sur ce plan une différence profonde entre l’Homme et l’animal ? Voyons d’abord ce qu’il en est chez ceux qui partagent notre vie. Le chien sauvage vit et chasse en groupes hiérarchiques.
 
L’accès à la nourriture est lié à un rang dans le groupe et favorise les reproducteurs. Cette valeur sociale de l’aliment est très importante pour le chien domestique qui manifeste toujours, pour cette raison ancestrale, une préférence pour l’aliment de sonmaître (hiérarchiquement supérieur) plutôt que pour un aliment de même palatabilité placé dans son plat [44].
 
Dans ce contexte de désocialisation inter espèces, le chien, victime de sa logique sociale originelle, évoluera vers la surcharge pondérale aussitôt qu’il sera convié à user d’une alimentation humaine inadaptée à ses propres besoins (25 à 30 %de l’énergie sous forme de protéines[45]).
 
Le chat en liberté doit être un chasseur en bonne condition physique, et il se montre parfaitement capable de réguler son ingéré énergétique.
 
Confiné dans le logement de ses maîtres, sans nécessité de chasser et avec un accès assuré à la nourriture, il perd sa capacité à réguler spontanément son ingéré énergétique, qui excède alors fréquemment ses besoins énergétiques réduits [44].
 
Dans l’un ou l’autre cas, l’interférence de l’homme qui impose l’isolement social, le confinement, et la nourriture, peut être tout à fait délétère. La situation est encore plus caricaturale du côté de l’animal de rente, qui sera maigre si l’homme souhaite le manger maigre, ou qui sera gras si c’est ainsi qu’il doit être dégusté.
 
Empruntant à l’ouvrage collectif dirigé par Picq et Coppens [43] qui explorent la question « du propre de l’homme », regardons maintenant du côté de ceux qui ne partagent pas notre vie, mais un patrimoine génétique : partageant avec nous des ancêtres communs, chimpanzés, bonobos et gorilles sont nos cousins.
 
Seulement 1,6% du matériel génétique nous sépare du chimpanzé, 5 à 6 millions d’années après que nous ayons divergé. C’est peu à l’échelle géologique, mais néanmoins suffisant pour que des adaptations particulières aient pu se développer, l’Homme moderne étant apparu voici 150 ou 100 000 ans.
 
Examinons donc ce qui pourrait faire de l’homme un animal à part. Parmi les critèresmorphologiques, on notera qu’en quelquesmillions d’années la capacité crânienne est passée de 800 à 1100 ml en moyenne.
 
Néanmoins, en valeur relative, nous n’avons pas le plus gros cerveau ce qui ne serait pas forcément un avantage, car le coût de son développement, de son entretien et de son fonctionnement est extrêmement élevé.
 
Autre caractère très visible, la bipédie permanente a certainement représenté du point de vue de la sélection naturelle un avantage, lui même susceptible d’entraîner diverses modifications corporelles éventuellement favorables à une plus grande connectivité neuronale et à un cerveau plus performant.
 
Concernant l’alimentation, la quête de nourriture demeilleure qualité nutritive a induit des stratégies écologiques propres à chaque espèce, avec des comportements complexes en particulier chez l’Homme, espèce la plus encéphalisée.
 
Mais notre goût comme nos comportements de mangeurs sociaux font partie d’un héritage ancestral commun : pour l’essentiel, les hommes affichent une palatabilité, des seuils de perception gustatifs et un tractus intestinal communs à tous les singes frugivores et omnivores.
 
En effet, le conservatisme phylogénétique de l’appareil digestif est tel que les relations entre le régime alimentaire et l’accroissement de la taille cérébrale sont à trouver ailleurs. Selon la formule lapidaire de Claude-Marcel Hladik et Pascal Picq [46], « moins d’intestin n’apporte pas nécessairement un supplément de cerveau ».
 
Certains ont voulu associer le développement du cerveau à un changement de régime alimentaire, notamment à une consommation accrue de viande. Certes, l’Homme semble enclin à consommer plus de viande que les autres singes.
 
On notera quand même que la quantité moyenne de viande consommée par jour par les chimpanzés mâles de Taï est de plus de 180 grammes. En fait, il semble que ce ne soit pas la viande et ses qualités nutritives qui favorisent une encéphalisation plus importante, mais que ce soient les capacités cognitives plus complexes qui permettent de se comporter en prédateurs plus performants.
 
Si la viande n’est pas directement en cause par l’apport d’acides aminés indispensables et d’acides gras essentiels , peutêtre faut-il regarder du côté de l’approvisionnement énergétique. Le bipède humain est plus encéphalisé que les chimpanzés, et son cerveau consomme 20%de sonmétabolisme (13%seulement chez ces grands singes).
 
L’usage d’outils, la maîtrise du feu, l’émergence de l’agriculture et le développement de leur combinatoire qu’est la cuisine, ont probablement favorisé la régularité de l’alimentation de nos ancêtres.
 
La cuisson ne peut qu’avoir amélioré la disponibilité de certains nutriments, notamment en augmentant la digestibilité de l’amidon de racines ou tubercules, et/ou en réduisant les dépenses d’énergie liées à la mastication et à la digestion.
 
Au total, bipédie, gros cerveau, prédation plus efficace et révolution culinaire se sont peut-être conjugués et/ou renforcés pour favoriser une meilleure nutrition de l’espèce humaine. Mais la question reste ouverte : faut-il bien manger pour être intelligent, ou faut-il être intelligent pour bien manger ?
 
L’acquisition de l’outil vient d’être évoquée. De fait, pendant quelques millions d’années nos ancêtres humains ont progressivement appris à utiliser des outils, sans doute rudimentaires, comme le font aujourd’hui nos proches cousins qui sont incontestablement capables de choisir et d’aménager de manière préméditée des outils pour satisfaire leurs besoins, ce qui implique une planification conceptuelle de l’action et de l’avantage conféré par l’outil dans une situation donnée.
 
Des apprentissages particuliers conduisent à des comportements uniques entretenus dans certains groupes d’animaux sous forme de traditions. D’authentiques comportements culturels ont été observés chez les chimpanzés sauvages, affectant plusieurs aspects de leur existence tels que l’alimentation des jeunes, l’apprentissage de la chasse ou les relations interindividuelles.
 
L’organisation sociale n’est pas non plus une particularité humaine, et les éthologues s’émerveillent chaque jour du degré d’élaboration des sociétés de grands singes. Suprême argument, on a dit l’Homme c’est la conscience, englobant ici connaissance, spiritualité, éthique et esthétique.
 
Or les éthologues découvrent chez nos cousins morale, tabou de l’inceste et rites ; ils décrivent également dans certaines espèces des comportements comme la réconciliation, la médiation et la tolérance, supposant des aptitudes cognitives réelles telles que l’empathie et la sympathie.
 
L’intelligence concerne l’apprentissage, la mémoire et la résolution de problèmes, mais il est difficile de savoir si l’intelligence des singes est une aptitude intelligente à faire ce que les hommes attendent d’eux ou une réelle expression de leur intelligence propre.
 
La cognition touche aux capacités de représentation mentale des informations perçues et l’aptitude à les adapter à d’autres situations tout en se référant aux expériences antérieures. Or les grands singes font preuve de réelles aptitudes cognitives dans diverses situations.
 
Cependant, un hiatus s’instaure pour le langage, et on a pu dire que la parole caractérisait l’Homme doté par ce moyen d’une particulière faculté d’apprentissage social. Alors que le langage verbal tient à une phonation directement liée à des dispositions anatomiques propres aux humains, les grands singes ont développé une communication poussée selon d’autres modes.
 
Mais pour peu qu’on leur enseigne le langage des signes, ils ont une impressionnante quantité de choses à nous raconter. Une autre différence importante apparaît dans l’usage qui est fait du langage.
 
Les grands singes semblent utiliser le langage qu’on leur a appris pour une communication impérative ou déclarative, liée au présent. Par contre l’Homme se distingue par sa capacité à faire dès l’enfance des déclarations de type inférentiel.
 
Il est capable de tirer une conséquence d’une proposition, d’un principe ou d’un fait ; il peut évoquer un état du monde, construire des récits, raisonner par déduction c’est à dire par enchaînement logique des principes et des conséquences.
 
Sommes-nous plus intelligents pour autant ? je n’en suis pas certain et ce n’est pas notre propos. Est-il légitime de jauger les capacités cognitives de nos cousins à l’aune de ce qui est pertinent à notre sens sans se soucier d’autres formes d’intelligence ? Certainement pas.
 
En dépit de ses capacités inférentielles de communication, l’homme « a un mal de singe à se représenter un monde qui n’est pas humain » [43]. La phrase illustre bien la difficulté de l’art du vétérinaire et la nécessaire empathie qu’il convient de manifester pour l’animal.
 
Néanmoins, cette particulière aptitude de l’Homme à inférer, à broder et à construire toute une théorie à partir de quelques faits ou de savoirs incomplets, ne pourrait elle le conduire à sa perte ?
 
Comme le note avec humour Pascal Picq [43], si des scientifiques ne parlent pas le même langage à propos du même sujet, peut-on en exiger davantage des grands singes ! (en disant cela, pensez aux nutritionnistes …).

Conclusion

De ce parcours à travers la physiologie, complété d’une excursion dans l’anthropologie, que peut-on retenir ? Assurément que lamachine biologique corporelle est extraordinairement bien conçue, qu’elle est faite pour assurer la préservation d’une homéostasie générale mise en oeuvre sous la forme d’un équilibre dynamique.
 
Celui-ci est le résultat de l’action de systèmes de contrôle multiples, redondants et d’une grande finesse d’ajustement, dont les fonctions sont intégrées dans des centres qui font euxmêmes l’objet d’une interaction fonctionnelle.
 
Ces centres intégrateurs où s’effectue l’équilibrage « au sommet » sont localisés dans la partie profonde, ancienne du cerveau, tronc cérébral et hypothalamus. Et nous partageons ces facultés avec bon nombre d’espèces animales.
 
Mais il est une chose que l’on ne rencontre pas chez les animaux et chez nos cousins les grands singes, pour autant qu’ils vivent en liberté dans leur milieu naturel et que l’homme ne se mêle pas de les alimenter et de les rendre névrotiques à son image : c’est l’obésité.
 
Bien sur il existe des espèces dont les représentants sont, à certaines saisons ou périodes de leur vie sexuelle, très gras. Mais je veux parler d’une obésité installée, stable et difficilement réversible, de cette obésité qui concrétise dans une nouvelle normalité un nouveau « set point » de l’organisme.

L’espèce humaine aurait-elle le privilège de l’Obésité ?

Alors, quelle particularité humaine peut-on pointer comme potentiellement responsable de ces désordres du comportement qui conduisent à l’obésité, si ce n’est cette faculté inférentielle ?
 
Ces 300 ml de capacité crânienne supplémentaires et le développement d’un néocortex avec son extraordinaire architecture ne sont-ils là que pour servir une étrange faculté d’élucubration dans un monde d’illusion?
 
Pour alimenter ce goût d’échafauder des théories alimentaires saugrenues, et d’enfermer les êtres dans le carcan de dogmes fragiles alors que nous ne sommes qu’adaptations et régulations ?
 
Quelles que soient les illusions qui les animent, les hommes ne sauraient échapper aux contraintes biologiques qui agissent à leur insu. Et il nous faut les entendre et les respecter.
 
Les textes sacrés nous disent que l’Homme a été chassé du paradis pour avoir mangé la pomme de la connaissance. Et bien nous n’avions pas tout vu, car le ver était dans la pomme et il s’appelait « obésité ».

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